Objectifs
Comprendre les origines historiques du développement de l'industrie de la surveillance ;
Analyser l'absence de lien entre efficacité de la surveillance et financements (publics et privés).
Aux sources de l'industrie de la surveillance
Recyclage des infrastructures
Définition : Complexe militaro-industriel
L'ensemble constitué par l'industrie de l'armement, les forces armées et les décideurs publics d'un gouvernement, et le jeu de relations complexes (lobbying) entre ces trois pôles destiné à influencer les choix publics (Wikipédia).
Définition : Complexe surveillance-industrie
L'évolution du complexe militaro-industriel d'après-guerre froide (« la conjonction d'un immense establishment militaire et d'une vaste industrie de l'armement ») qui a évolué vers un complexe surveillance-industrie (surveillance-industrial complex), c'est-à-dire la conjonction d'un immense establishment de la sécurité et d'une vaste industrie de l'information (Samatas, 2013).
Recyclage des techniques coloniales
Définition : Boomerang de Foucault
Et on a, en cette fin du XVIe siècle [...], une espèce d’effet de retour, sur les structures juridico-politiques de l’Occident, de la pratique coloniale. Il ne faut jamais oublier que la colonisation, avec ses techniques et ses armes politiques et juridiques, a bien sûr transporté des modèles européens sur d’autres continents, mais qu’elle a eu aussi de nombreux effets de retour sur les mécanismes de pouvoir en Occident, sur les appareils, institutions et techniques de pouvoir. Il y a eu toute une série de modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonialisme interne.
Foucault, 2012 (p. 97-98, je souligne)
Fondamental : Matrice idéologique sécuritaire et coloniale
En France, la doctrine contre-subversive (au Maroc, en Indochine, en Algérie...) peut être synthétisée (a posteriori) comme suit (Rigouste, 2007) :
Les populations colonisées sont des milieux de prolifération de la menace communiste qu’il faut immuniser.
Le renseignement doit permettre de faire apparaître les hiérarchies parallèles adverses qu’il faut tenir, détruire ou remplacer.
La terreur permet de tenir la population, l’ennemi s’en sert, il faut tourner cette arme contre lui.
L’action psychologique permet de retourner la population tenue et la guerre psychologique de tromper l’ennemi.
Le quadrillage militaro-policier de l’espace urbain constitue un acte chirurgical radical pour immuniser la population subvertie.
Exemple : Bugeaud et l'Algérie
Le maréchal Bugeaud, Gouverneur général de l'Algérie et auteur de nombreux massacres, entend importer ses techniques de surveillance et de répression en métropole.
[Bugeaud] dispose d’une longue expérience en la matière puisqu'il a vaincu, au terme de combats extrêmement meurtriers - 40 000 victimes -, les résistants espagnols de ia ville de Saragosse en 1809, les insurgés de Paris en avril 1834, avant d’agir, dans les conditions que l'on sait, en Algérie contre les rebelles. Le praticien, pour ne pas dire l'inventeur de la guerre totale dans la colonie, est donc bien placé pour devenir le stratège de la guerre contre-révolutionnaire [...] Le maréchal, qui a si bien su innover pour affronter les « Arabes » en mettant au point de nouvelles façons de combattre, entend faire de même sur le front intérieur; là aussi, il faut rompre avec les usages militaires traditionnels pour s'adapter aux exigences particulières d'une confrontation dont le théâtre est la ville et les acteurs des nationaux. Désireux d'apporter à ses contemporains sa science et son savoir-faire, il rédige ses « réflexions sur la guerre des rues et des maisons ».
Grandmaison, 2005 (p. 330-331)
Exemple : Thalès, Safran et Singapour
Le projet S²UCRE, financé par l'ANR (Agence Nationale de la Recherche) et opéré par des industriels (Thalès, Safran, Deveryware...), vise à développer des capacités d'analyse « semi automatique de comportement suspects » (ANR).
S²UCRE a ainsi bénéficié du partenariat signé en avril 2018 entre le gouvernement de Singapour et le ministère de l'Intérieur français [...] qui leur a permis de tester leurs algorithmes dans un grand hub de transports de la cité-État. Une nouvelle illustration de la vieille logique coloniale qui veut que l'Occident s'emploie systématiquement à développer ses technologies de surveillance en les expérimentant d'abord sur des populations perçues comme subalternes.
Tréguer, 2024 (p. 38-39)
Insécurité et positivisme
Fondamental : L'insécurité comme moteur
[Nos] résultats sont cohérents avec l'idée que les insécurités publiques liées à la criminalité agissent comme un mélange d'insécurités sociales plus larges liées aux conditions sociales et politiques. Les insécurités publiques liées à la criminalité sont associées non pas au niveau de criminalité d'un pays, mais plutôt au degré de sécurité sociale offert par l'État-providence.
Hummelsheim et al., 2011 (je souligne)
Fondamental : La science comme carburant
Il faut présenter au public une certaine image de la science moderne [...]. Cette image est celle d'une marche triomphale d'où [les] incertitudes théoriques intérieures à la science et [les] questions de fond relatives à son objet et à son rapport à la société doivent à tout prix être évacués.
Fondamental : Le marché comme étincelle
Les dispositifs installés sont présentés comme affectés par des limitations irréparables qui ne peuvent être résolues que par le retrait et le remplacement par une meilleure version de la même technologie (par exemple, des caméras dont les performances en basse lumière, la résolution, la puissance de l'objectif, etc. ne sont pas satisfaisantes) [...].
Symbiose États-industriels
Orientation et financement de la recherche
Fondamental : Les réformes structurent la recherche par le haut
Conjointement pilotés par des représentants du monde académique et de l’industrie – qui participent ensemble à la définition de priorités scientifiques et à la sélection de projets – [les projets de recherches partenariaux] ont vocation à soutenir des consortiums temporaires de recherche associant laboratoires et entreprises. En faisant du partenariat public-privé une condition d’éligibilité au financement, ils visent à inscrire dès l’amont la production de connaissances scientifiques dans l’horizon d’un futur usage industriel.
Exemple : CoFIS
Fédérer les efforts de l’État, des collectivités territoriales, de l’industrie, de la recherche et des grands opérateurs publics et privés, pour développer des solutions de sécurité efficaces et mondialement reconnues, telle est l’ambition du comité de la filière industrielle de sécurité (CoFIS) mis en place par le Premier ministre en octobre 2013.
Exemple : VOIE
Exemple : European Organisation for Security
L'EOS un organisme de lobbying, « voix des industries et de la recherche en sécurité », fondée par Luigi Rebuffi, ancien cadre de Thales, qui conseille la Commission sur ses programmes de recherche dans le domaine de la sécurité.
Un marché dysfonctionnel
Fondamental : Où est passé le marché libre et non-faussé ?
Une industrie européenne de la sécurité compétitive est la condition sine qua non de toute politique européenne de sécurité viable et de la croissance économique en général.
La sécurité se trouve souvent dans une position de défaillance du marché, où la répartition des biens et des services par un marché libre n'est pas efficace.
Fondamental : Entre complaisance et corruption
Contrairement à l'idée de façonner un marché de la sécurité, l'idée sous-jacente [des financements] semble être la promotion d'une relation commerciale non marchande entre l'industrie de la sécurité et les clients du secteur public.
Exemple : JO 2004, Athènes
[...] un vaste réseau d'ordinateurs et des centaines de caméras de télévision en circuit fermé interconnectées dans toute l'agglomération d'Athènes, fonctionnant 24 heures sur 24. Les systèmes de vidéosurveillance étaient reliés à un réseau de surveillance de postes mobiles (TETRA), qui recevaient des images et des sons en temps réel par 22 160 agents de sécurité et qui étaient coordonnés par un poste central de sécurité de l'information. Le système rassemblait des images et des sons provenant d'un réseau électronique composé de plus de 1 000 caméras haute résolution et infrarouges, de 12 bateaux de patrouille, de 4 000 véhicules, de 9 hélicoptères, d'un ballon dirigeable équipé de capteurs et de 4 centres de commandement mobiles.
Pendant les Jeux, le [centre de commandement] tombait en panne et ne fonctionnait pas, et le système était éteint pendant la majeure partie de la journée, quel que soit le jour. Il n'a donc pas pu prendre en charge les 800 utilisateurs du centre de commandement principal. Les responsables grecs étaient nerveux à l'idée de payer une somme extraordinaire pour un système de sécurité défaillant. Un responsable américain de la sécurité intérieure commente la situation en plaisantant : « ils finiront probablement par utiliser leurs téléphones portables [🤣] ».
[...] Siemens [...] a versé plus de 100 millions d'euros de pots-de-vin à des hommes politiques grecs et à des hauts fonctionnaires [...] pour s'assurer que l'entreprise [remporte l'appel d'offre] [...] le système C41 pour les Jeux olympiques d'Athènes a été utilisé par Siemens comme un « projet factice » pour obtenir des contrats lucratifs de l'État, plutôt que comme un système de sécurité olympique réalisable et efficace.
Fondamental : Appel à la souveraineté
Nous ne pouvons laisser aux entreprises chinoises ou américaines le soin de définir seules les standards internationaux d'utilisation et de développement de la reconnaissance faciale. Nous ne pouvons pas plus leur laisser le monopole de l'innovation en matière de sécurité.
Axelle Lemaire, citée par Tréguer, 2024 (p. 52)
Final thoughts
Exemple : Circulez, la technique est neutre
Sur un projet européen de computer vision visant à prendre des corps en filature, Nathalie Grandjean (philosophe) et Claire Lobet-Maris (sociologue) interviennent sur les question éthiques. Leur participation est vue comme une contrainte, un regard extérieur menaçant.
Lors des visites dans les laboratoires, les informaticiens leur expliquent que « la technique est socialement neutre ». On leur demande de « faire en sorte que ce soit acceptable » tout en leur intimant : « surtout, ne nous bloquez pas » (Tréguer, 2024, p. 45).
Synthèse
Questions
Quelles pratiques et croyances ont facilité l'émergence d'un complexe surveillance-industrie ?
Comment les industriels parviennent-ils à imposer leur agenda dans la recherche publique ?
Dans quelle mesure l'efficacité des dispositifs de surveillance est-elle importante dans le système de financements publics ? Rendez explicite le sens du mot « efficacité ».
Concepts
Complexe surveillance-industrie
McVeillance
Boomerang de Foucault
Solutionnisme techno-sécuritaire