Le capitalisme de surveillance selon Zuboff

FondamentalSi c'est gratuit, c'est toi l'objet

Pour Zuboff, Google est l'exemple canonique pour décrire le capitalisme de surveillance.

Nous ne sommes pas non plus, comme quelques-uns l’ont répété, le « produit » des ventes de Google. Bien au contraire, nous sommes les objets d’où sont extraites les matières premières et que s’approprient les usines de prédiction de Google. Les prédictions relatives à notre comportement sont les produits de Google, et ces produits sont vendus à ses véritables clients et non à nous. Nous sommes les moyens permettant à d’autres d’atteindre leurs objectifs. Le capitalisme industriel a transformé les matières premières de la nature en marchandises, et le capitalisme de surveillance revendique la nature humaine comme matériau pour créer une nouvelle marchandise.

Zuboff, 2020[1], chap. VIII, je souligne.

Remarque

Zuboff reprend les termes traditionnellement utilisés dans l’analyse marxisme du capitalisme.

Le salarié vend sa force de travail au propriétaire de la terre, des usines, des instruments de production. L'ouvrier emploie une partie de la journée de travail à couvrir les frais de son entretien et de celui de sa famille (le salaire) ; l'autre partie, à travailler gratuitement, en créant pour le capitaliste la « plus-value », source de profit, source de richesse pour la classe capitaliste.

Lénine, 1946[2], p. 66, je souligne.

FondamentalUn changement de paradigme ?

Zuboff voit une rupture dans les schémas capitalistes classiques.

Cette nouvelle forme de marché part du principe que servir les besoins réels des individus est moins lucratif, donc moins important, que vendre des prédictions de leur comportement.

Zuboff, 2019[3]

AttentionIl n'y a pas de rupture

L'économie de la surveillance trouve déjà ses racines dans les années 1960, avec l'informatisation naissante. Le potentiel des gains pour les grandes firmes s'est « simplement » multiplié avec la pénétration des objets numériques.

Zuboff s'inscrit dans le courant des surveillance studies, qui, depuis les années 1970, participent à construire une représentation synthétique de ce que nous nommons aujourd'hui le capitalisme de surveillance [...] [Sa méthode] l'empêche de traduire sa réflexion en une critique du capitalisme, alors que son constat devrait la conduire logiquement à une déconstruction des principes d'accumulation capitalistes qui président à cette dynamique qu'elle dénonce.

Masutti, 2020[4], p. 393.

La logique d'accumulation propre au capitalisme s'est accommodé du numérique, comme analysé depuis 1970 dans le champ des surveillance studies ( Masutti, 2020[4], p. 393).

RemarquePour un capitalisme vertueux et symétrique

Zuboff croit qu'il est possible de réconcilier le capitalisme de surveillance et la démocratie libérale.

S’il doit y avoir bataille, que ce soit une bataille pour le capitalisme. Que l’on insiste sur le fait que le capitalisme de surveillance à l’état brut constitue une menace autant pour la société que pour le capitalisme lui-même. [...] Le capitalisme de surveillance repose sur le social, et c’est uniquement dans et par le biais d’une action sociale collective que la promesse, plus large, d’un capitalisme de l’information aligné sur une troisième modernité florissante peut être revendiquée.

Zuboff, 2020[1], ccl partie 1.

En évoquant la « mutation » au sein du « capitalisme informationnel » et un « vaccin » à appliquer contre le capitalisme de surveillance, Zuboff croit clairement qu'une alternative capitaliste plus humaine est possible. Il suffit simplement d'abandonner la modification comportementale.

Morozov, 2019[5], XIV.

AttentionRéductionnisme à l'économie de la donnée

Le concept de capitalisme de surveillance est développé par Foster et McChesney, 2014[6], qui ne sont pourtant pas cités par Zuboff. Ceux-ci lui reprochent d'avoir dévoyé le concept.

[Zuboff a] défini le capitalisme de surveillance de façon plus réductrice comme un système dans lequel la surveillance de la population est un procédé qui permet d'acquérir des informations qui peuvent ensuite être monétisées et vendues. [...] Mais un tel point de vue a en réalité dissocié le capitalisme de surveillance de l'analyse de classe et de la structure politico-économique globale du capitalisme - comme si la surveillance pouvait être abstraite du capital monopolistique financier dans son ensemble. De plus, elle a largement éludé la question de la relation symbiotique entre les compagnies militaires et privées - principalement en marketing, finance, haute technologie et contrats de défense.

Foster et Yates, 2018[7]

AttentionLa surveillance dépasse la modification comportementale

Zuboff, à travers le capitalisme de surveillance, critique en réalité la manipulation des comportements.

Il convient de noter que toute la conception du capitalisme de Zuboff repose sur sa conception de la consommation. Sans consommateur, il n'y a pas de capitalisme de surveillance, tout comme il n'y a pas de « capitalisme » sans « travail » chez Marx. Cela signifie, entre autres, que le surplus comportemental (et donc le capitalisme de surveillance) ne peut exister que s'il existe un sujet humain autonome dont la volonté peut être modifiée par le commerce. Ainsi, un fonds spéculatif qui déploie des satellites pour surveiller les mouvements des véhicules à proximité des supermarchés ou des entrepôts – une pratique courante pour évaluer le niveau d'activité commerciale d'un lieu – se situe en dehors du capitalisme de surveillance, au sens strict du terme.

Morozov, 2019[5], XII.

Zuboff se place en définitive dans une approche libérale, centrée sur le droit des individus à être libres des influences des géants du numérique. Ce faisant, elle oublie que le fonctionnement de nombre de ces outils dépend de l'appropriation gratuite de productions humaines.

Voici donc l'une des principales conséquences de la révolution copernicienne de Zuboff. Le concept de capitalisme de surveillance déplace le centre de l'enquête, et les luttes qu'il inspire, de la justice des relations de production et de distribution au sein de l'usine sociale numérisée vers l'éthique des échanges entre les entreprises et leurs utilisateurs. Rendre le surplus comportemental des utilisateurs – les consommateurs émancipés qui peuplent les travaux antérieurs de Zuboff – si crucial pour la théorie revient à conclure que l'extraction du surplus de toutes les autres parties n'a pas d'importance, voire n'existe pas.

Morozov, 2019[5], XII.