Raison computationnelle

Objectifs

  • Savoir énoncer la thèse TAC et la théorie du support

  • Savoir énoncer les fondements des raisons orales, graphiques et computationnelles et donner un exemple de structure pour chacune d'elle

  • Savoir mobiliser la raison computationnelle pour commenter des pratiques de lecture ou d'écriture numérique

Des couteaux et des machines

Rappelez ce qu'est « l’argument du couteau ».

Les techniques, en tant que telles, sont neutres, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises : tout dépend des usages que nous en faisons. Un couteau ne peut-il pas en effet autant servir à beurrer une tartine qu’à tuer une personne ?

Identifiez les trois arguments qui déconstruisent l'idée selon laquelle la technique serait neutre.

La technique n'est pas neutre, la preuve ceux qui la développent disent qu'elle est bonne.

Si la technique est neutre alors :

  • il n'est pas possible de tenir un discours solutionnisme ;

  • l'innovation technique n'est pas pourvoyeuse de progrès a priori.

Les promoteurs d'une technique utilisent l'argument de la neutralité :

  • quand ça les arrange (pour répondre aux interpellations des citoyens concernant les questions sociales ou environnementales que posent cette technique par exemple) ;

  • mais pas quand ils veulent financer ou déployer leurs projets (dont ils vantent alors les bénéfices a priori)

La technique selon ses promoteurs est donc soit bonne, soit neutre (quand elle est mauvaise c'est qu'elle est mal employée, c'est la faute des « usages »).

La technique n'est pas neutre, car ceux qui la développent ne sont pas neutres.

Les concepteurs d'une technique ont des représentations du monde qui sous tendent ce pourquoi il veulent faire de la tech (et donc viser un objectif qui est bon selon eux.

La technique n'est pas neutre, car elle reconfigure notre rapport au monde.

Nos usages, nos intentions, nos projets, ce que l'on veut faire, sont déjà pré-configurés par l'accès au monde rendu possible par notre expérience qui s'exerce via la technique.

Proposez une citation pour chacun de ces arguments.

La technique n'est pas neutre, la preuve ceux qui la développent disent qu'elle est bonne.

Il n’est pas certain que l’économie des promesses des géants du numérique et de la tech soit compatible avec cette affirmation plus modeste d’une neutralité des innovations.

La technique n'est pas neutre, car ceux qui la développent ne sont pas neutres.

Les intentions, préjugés et biais des concepteurs se retrouvent inscrits dans les architectures, les programmes et les configurations par défaut.

La tech n'est pas neutre, car elle reconfigure notre rapport au monde.

Avec une pierre taillée, un hippopotame m’apparaît comme une source de nourriture, et plus seulement comme un prédateur.

Proposez un exemple qui n'est pas dans le texte pour chacun de ces arguments.

La technique n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre (avec Jacques Ellul)

FondamentalLa technique n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre.

J'entends par là que le développement de la technique n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre — mais qu'il est fait d'un mélange complexe d'éléments positifs et négatifs [...].

Ellul, 1965

Ça ne dépend pas

Les objets techniques ne sont pas neutres au sens où nous pourrions décider de systématiquement les utiliser à bon escient. On peut caresser avec un marteau, mais si on dispose du marteau, on frappera à un moment ou à un autre avec (un clou ici, un crâne là).

La technique transforme l'humain

L'humain équipé de telle ou telle technique est transformé corporellement et psychologiquement, il est un humain différent de celui qui est équipé autrement.

La technique augmente la dépendance à la technique

La technique peut augmenter l'autonomie de l'humain, par rapport à sa dépendance aux activités d'autres humains ou aux contraintes du milieu naturel dans lequel il évolue, mais elle diminue toujours son indépendance en ce sens que la solution technique se substitue à une solution — ou une non-solution — non technique.

La technique détermine l'évaluation de la technique

Il n'est pas possible d'évaluer le caractère bon ou mauvais d'une technique sans technique, donc l'évaluation éthique de la technique est elle-même techniquement conditionnée.

Le progrès technique complexifie le monde et limite les possibilités de choisir

L'extension du domaine de la technique, en nombre d'objets, en évolution de chaque objet, en intrications des objets entre eux, complexifie le monde dans lequel les humains évoluent et obère leurs possibilités de choix.

ComplémentTechnocritique

  • « Tout progrès technique se paie. »

  • « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. »

  • « Les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets favorables. »

  • « Tout progrès technique comporte un grand nombre d'effets imprévisibles. »

Ellul, 1965

La thèse TAC ou « l'école de Compiègne » (avec Pierre Steiner)

DéfinitionThèse TAC 1 : Il n'y a pas d'humain sans technique

La technique est ce qui définit l’avènement de l'humain (il n'y a pas d'humain avant la technique).

DéfinitionThèse TAC 2 : L'intelligence humaine a toujours un substrat technique

La technique est ce qui permet le rapport de l'humain au monde (la conscience et la connaissance sont techniquement constituées).

RemarqueCo-constitutivité

La technique façonne l'humain autant que l'humain façonne la technique.

RemarqueThéorie du support

La technique n'est pas que le produit de l'intelligence humaine, c'est elle qui rend possible l'intelligence humaine.

En conséquence : la science est un produit de la technique.

RemarqueNon neutralité de la technique

Le couplage entre humains et objets différents produit des rapports au monde différents qui dépendent des propriétés techniques des objets.

On ne peut pas donc pas décider de contrôler les usages que l'on fait des objets indépendamment des objets.

RemarqueAutonomie de la technique

Les objets techniques sont le produit d'une évolution qui échappe en partie au moins à l'intention humaine (puisque celle-ci est elle-même dynamiquement constituée par cette évolution).

Théorie du support et de la connaissance inscrite (avec Bruno Bachimont)

DéfinitionLa connaissance inscrite

Toute connaissance repose sur une inscription, dont elle est l'interprétation :

  • la connaissance est l'interprétation de l'inscription

  • l'inscription est la matérialisation de la connaissance

FondamentalLe supplément

La signification de l'inscription est conditionnée par les propriétés matérielles du support :

  • Le support impose un supplément à l'inscription car il ajoute de l'intelligibilité.

  • Selon le type de support, le supplément d'intelligibilité sera différent.

  • On aura donc une rationalité spécifique par type de support.

ComplémentLes thèses de la théorie du support

La théorie du support s'articule autour de la thèse centrale suivante :

Les propriétés du substrat physique d'inscription, et du format physique de l'inscription, conditionnent l'intelligibilité de l'inscription.

(Bachimont, 2004, p77)

ComplémentLe support comme prothèse

« par pro-thèse nous entendrons toujours à la fois : posé devant, ou spatialisation (é-loignement); et posé d'avance, déjà là (passé) et anticipation (prévision), c'est à dire temporalisation. (Stiegler, 1994) ».

La raison graphique (avec Jacques Goody)

DéfinitionLa raison graphique

Goody nous montre que l'invention de l'écriture a modifié les schèmes de représentation de la connaissance, jusque là orale, donnant naissance à une « raison graphique » (Goody, 79). Les documents papiers ont permis la représentation spatiale de l'information, en lui donnant une permanence dans le temps.

Grâce à ces possibilités nouvelles d'inscription, de nouvelles connaissances ont pu naître de l'émergence de représentations qui ne peuvent être formulées oralement.

ExempleLe tableau

Goody expose l'exemple du tableau ou de la liste qui permettent de mettre en relief des relations qui ne pourraient émerger par la description orale du tableau ou de la liste.

Soit par exemple la lecture orale suivante :

Exemple d'énoncé orale d'un tableau

Soit la représentation tabulaire de la même information :

Année

Chiffre d'affaire

Bénéfice

2004

123.315

5.154

2005

115.247

7.156

2006

114.265

8.245

2007

112.250

8.300

La spatialisation permet de faire émerger des connaissances nouvelles, par exemple le fait que le fait que la baisse du chiffre d'affaire est corrélée à une hausse des bénéfices. Le changement de support a eu une influence sur la connaissance elle-même.

ExempleLes mathématiques

Un autre exemple est celui des mathématiques, qui n'existeraient pas sans écriture.

FondamentalChanger de support c'est changer de raisonnement

Le passage de l'oral à l'écrit n'est donc pas seulement un changement de support, c'est une révolution cognitive.

La raison computationnelle (avec Bruno Bachimont)

DéfinitionLa raison computationnelle

  • L'écrit a permis le passage du temporel au spatial par projection de la parole

  • Le numérique apporte de nouvelles formes de représentation des informations, basées sur le calcul (Bachimont, 2004).

    • L'ordinateur ne traite que des séquences binaires qui, par le calcul, deviennent des signes.

    • C'est cette propriété du support numérique qui est fondamentale.

    • Elle induit également la constitution de modes de représentation nouveaux, comme les tableaux pour la raison graphique en leur temps (la couche, le réseau, etc.).

FondamentalEnjeu

L'enjeu est alors de comprendre comment inscrire les informations sur ce support spécifique qu'est le numérique afin de repérer les structures d'inscription nouvelles pertinentes.

De la mécanisation de l'activité intellectuelle à la numérisation de l'information

ExempleMécanisation du travail intellectuel

La mise en nombre d'énoncés textuels permet de généraliser les principes de la mécanisation par le calcul.

Il s'agit dès lors d'une mécanisation des expressions signifiantes. (Bachimont, 2007, p26).

ExempleCodage numérique des expressions signifiantes

Codage numérique de « Il existe un x tel que x est le successeur immédiat de y » (Nagel et al., 1989, p73)

(

x

)

(

x

=

s

y

)

8

4

11

9

8

11

5

7

13

9

FondamentalLa généralisation de la mécanisation via la codification

Tout code peut être traité mécaniquement et tout énoncé est codable, donc les moyens et produits du travail intellectuel sont mécanisables.

  • Le numérique est homogène :  « de mêmes principes s'appliquent a tous les objets numériques » (Bachimont, 2004)

  • Le numérique est universel :  « tout contenu et toute connaissance peuvent recevoir une expression numérique » (Ibid.)

Le numérique et l'ordinateur constituent un procédé technique général qui permet la mécanisation de tout travail intellectuel. Cela ne signifie pas que ces traitements sont équivalents à la pensée, ni que penser se réduit à ces traitements.

Mais, en revanche, cela signifie que nos actes de pensée s'inscrivent dans cet environnement mécanisé et s'en trouvent profondément affectés.

Complément

De la mécanisation de l'activité intellectuelle à la numérisation de l'information sur Aswemay (Crozat, 2015)

Ça a été manipulé ! (et ça le sera à nouveau...)

Fondamental

Ce qu'il faut comprendre et penser à propos du numérique est que : « Ça a été manipulé » (Bachimont, 2007, p33-34).

Tout contenu numérique résulte toujours d'une construction dynamique via un calcul :

  • Lorsque je frappe sur mon clavier un calcul transforme mon action en codage binaire et en stockage d'information dans la mémoire de l'ordinateur

  • Lorsque je regarde mon écran, je vois le résultat d'un calcul effectué sur le codage binaire à partir de la mémoire.

Exemple

Lire un mail, c'est lire une information numérique qui a été abondamment manipulée :

  1. Via un clavier des caractères ont été encodés sous une forme binaire respectant un certain format (ASCII, Unicode...).

  2. Ces séquences binaires (que nous appellerons S) ont été stockées dans la mémoire de l'ordinateur qui sert à écrire le mail (appelons le Sender).

  3. S a été augmenté d'autres séquences binaires, telles que les métadonnées relatives au mail : expéditeur, destinataire, date d'envoi...

  4. L'ordinateur Sender a ensuite transmis S à un autre ordinateur chargé de gérer l'envoi de ses mails (appelons le Server1) ; pour réaliser cet envoi S a dû respecter un protocole de communication, et être associée à de nouvelles informations numériques (l'adresse permettant de localiser Server1 par exemple).

  5. L'ordinateur Server1 a alors transmis S à un nouvel ordinateur (appelons le Server2) associé au destinataire.

  6. L'ordinateur du destinataire (appelons le Recipient) a ensuite communiqué avec Server2 pour avoir connaissance de l’existence du mail, puis en obtenir une copie de S

  7. Recipient a stocké S dans sa mémoire, puis l'a transformé pour illuminer des pixels sur un écran qui ont permis sa lecture.

FondamentalEt ça le sera à nouveau...

Il importe non seulement d'interpréter l'information numérique comme le résultat d'un processus de manipulation passé, mais également comme l'état intermédiaire d'un processus en cours de construction, de déconstruction et de reconstruction, comme un devenir, comme un ensemble de manipulations en puissance, à venir.

Complément

Les tropismes du numérique

Les tropismes du numérique

Les objets numériques - construits dans tel ou tel contexte, pour remplir tel ou tel objectif - sont singuliers, façonnés par le milieu dans lequel ils naissent et évoluent.

Ces objets incorporent des fonctions typiques qui s'imposent de fait aux objets en répondant à une tendance technique du numérique (Leroi-Gourhan, 1945) (Bachimont, 2007).

En particulier, quand processus et objet tombent sous le coup d'une informatisation ou d'une numérisation, leur devenir semble conditionné et leur évolution paraît suivre des lignes de force tracées à l'avance, dont l'essence du numérique donne la direction et l'allure. Le principal intérêt d'une notion comme le noème du numérique est de pouvoir caractériser ce que le numérique peut apporter à un secteur ou à un métier et d'en déduire des tendances d'évolution. (Bachimont, 2007)

DéfinitionTropisme

Le tropisme se définit en biologie comme une réaction d'orientation naturelle d'un organisme en fonction des stimulus diffusés par son milieu.

Le terme « naturel » est ici à comprendre au double sens de :

  • par défaut, si l'on laisse les choses se développer sans les contraindre spécifiquement par ailleurs ;

  • et de par nature, à partir de ce qu'est le numérique, c'est à dire un processus de manipulation mécanique d'éléments d'information discrétisée.

Le tropisme est la réponse de l'objet numérique à la tendance du numérique : l'objet numérique a tendance à se tourner vers ces tropismes, en incorporant des fonctions qui sont attirées par ceux-ci.

Exemple6 tropismes : Abstraction Adressage Connexion Duplication Transformation Universalité

tropism-map : Carte heuristique des tropismes du numérique

Complément

Les tropismes du numérique (Crozat, 2015)

Cours-émission WE01 par Bruno Bachimont (2021)

UPLOAD/UTC #4 : Raisons orale, graphique et computationnelle

Support de présentation : Bruno Bachimont, Raison graphique et computationnelle

Questions de synthèse

Peut-on se fier à une inscription numérique ? Peut-on faire autrement ?

Quelles limites rencontre le concept de document à l'ère d'Internet ? Énoncez quelques pistes pour composer avec ces limites.

Des couteaux et des machines, à propos de l’IA (Pierre Steiner, 2023)

RappelSource

Steiner, Pierre. « Des couteaux et des machines, à propos de l’IA ». AOC, 16 mars 2023. https://aoc.media/opinion/2023/03/16/des-couteaux-et-des-machines-a-propos-de-lia/.

L’agitation suscitée par les performances de l’agent conversationnel ChatGPT et, tout récemment, par le lancement de la version 4 de GPT, le programme d’OpenAI ne doit pas nous faire oublier que l’Union européenne est en train de finaliser un ambitieux projet législatif au sujet de l’intelligence artificielle. Initialement proposé par la Commission européenne en 2021 et actuellement débattu au Parlement européen, l’Artificial Intelligence Act vise à davantage encadrer les usages de l’intelligence artificielle sur le sol européen.

Du tri automatique de CV à la notation sociale « à la chinoise » en passant par la conduite autonome de véhicules ou encore l’identification biométrique, il s’agit d’identifier, de réguler voire d’exclure certains usages « à risque » de l’intelligence artificielle (IA).

Ce projet a aussi de potentielles conséquences pour les géants de la tech et leurs écosystèmes : en amont des usages, il est en effet question que des exigences légales s’exercent aussi sur le recueil et l’exploitation des données massives (Big Data) qui nourrissent les intelligences artificielles génératives, cela au nom de la fiabilité, de la transparence, ou encore de la représentativité et de l’absence de biais.

Il n’est donc pas surprenant que certains représentants et lobbyistes des GAFAM essaient de cantonner cette régulation exclusivement sur l’encadrement des usages. Pas question de réguler ce qui les précède ou les rend possibles ! On doit ainsi à Jason Oxman, directeur de l’Information Technology Industry Council, une belle réactivation de ce que l’on appelle classiquement en philosophie des techniques « l’argument du couteau », visant à démontrer que les techniques, en tant que telles, sont neutres, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises : tout dépend des usages que nous en faisons. Un couteau ne peut-il pas en effet autant servir à beurrer une tartine qu’à tuer une personne (propos rapportés dans Le Monde du 15 février 2023) ? L’évaluation éthique et la régulation des techniques devraient ainsi se situer au niveau de leurs usages ; il est vain de procéder en amont, dès les activités de conception et de développement.

L’argument permet ici de déresponsabiliser habilement les chercheurs, entrepreneurs, financeurs, et concepteurs de systèmes d’intelligence artificielle : tout dépend de ce qu’en feront les individus et les sociétés, charge aux États de réguler ces usages… quand ils n’y recourent pas eux-mêmes ! Ne venez pas brider le travail les ingénieurs, traquez plutôt les terroristes – nous vous proposons d’ailleurs des outils pour cela !Que cet argument, en réalité éculé, soit à nouveau mobilisé laisse perplexe pour différentes raisons.

On peut tout d’abord remarquer que si l’entrepreneur recourt à cet argument de la neutralité (« la technique n’est intrinsèquement ni bonne ni mauvaise »), il ne peut plus tenir en toute rigueur un discours solutionniste dans lequel l’innovation technique est fondamentalement pourvoyeuse de bien-être et de résultats positifs, les éventuelles conséquences et externalités négatives ne découlant que d’usagers idiots ou mal-intentionnés. Tout comme le mal, le bien, ici, se trouve exclusivement dans les usages, et aucunement dans la technique elle-même. « Demain, grâce au Métavers, nous pourrons… » : il n’est pas certain que l’économie des promesses des géants du numérique et de la tech soit compatible avec cette affirmation plus modeste d’une neutralité des innovations.

Mais cette modestie – à supposer qu’elle ne soit pas feinte – ne repose-t-elle pas sur une forme de naïveté et d’ignorance ? C’est là la deuxième raison de se méfier de l’argument du couteau. Peut-on réellement imaginer un instant que les projets et intentions des concepteurs et des entrepreneurs puissent être neutres, c’est-à-dire indifférents à toute conception spécifique de ce qui bien et mal ? Sans parler des motivations économiques, il n’est jamais neutre qu’une technique soit conçue et développée : une certaine représentation de ce que devrait être le commerce, la santé, le soin, l’enseignement, la communication, l’organisation politique, l’emploi, les relations humaines, la vie privée ou les transports urbains nourrit les intentions et les projets techniques, mais aussi l’implémentation de diverses fonctionnalités.

Cette structuration – pour ne pas dire détermination – de la conception par un imaginaire éthique, social et politique spécifique est bien attestée dans le cas des entreprises de la Silicon Valley : le libertarianisme, le cornucopianisme et le transhumanisme sont des aspects de cet imaginaire, comme le mythe de l’entrepreneur génial et isolé. Au demeurant, cette structuration par un ensemble de valeurs et d’idéaux se retrouve aussi au niveau des usages : les usages ne sont jamais de pures performances individuelles créatives.

La technique demeure en bout de chaîne : elle exprime, cristallise et incarne nos déterminations.

Il existe une antienne concernant les déterminismes sociaux, culturels et économiques à l’œuvre dans les usages. De surcroît, même s’il était souverain dans ses choix, l’individu n’imposerait jamais ses intentions à une technique qui serait sinon inerte et passive : les intentions, préjugés et biais des concepteurs se retrouvent inscrits dans les architectures, les programmes et les configurations par défaut. D’où d’ailleurs l’ambition européenne de réguler les façons dont les données sont récoltées.

Si l’on en reste à ces deux premières remarques, les intentions des usagers et des concepteurs se voient ramenées à un ensemble de déterminations sociales, politiques et économiques. Match nul. Rien ne peut être neutre, y compris les finalités et les imaginaires de concepteurs et des entrepreneurs. Dans les deux cas, la technique demeure toutefois en bout de chaîne : elle exprime, cristallise et incarne ces déterminations. On continue de ne pas voir le plus important : la façon dont toute technique modifie nos intentions, nos idées, nos projets, nos imaginaires et nos façons de faire.

Il existe en effet une troisième raison, à mon sens plus profonde, de se méfier de l’« argument du couteau ». Cette troisième raison, hasard providentiel du calendrier, peut être illustrée par une découverte récente sur nos cousins paranthropes. On sait depuis longtemps que l’usage d’outils n’est pas le propre du genre Homo : le fait technique est présent chez de nombreuses espèces animales non-humaines. Depuis 2015 et les découvertes sur le site de Lomekwi, au Kenya, nous avons également appris que la taille de pierres, et l’usage de ces pierres taillées remonte à plus de 3 millions d’années, bien avant donc l’apparition du genre Homo.

Dans la revue Science du 10 février 2023, une équipe internationale de chercheurs en anthropologie et en archéologie a présenté des résultats nouveaux sur nos cousins paranthropes africains : plus de trois cents artefacts ont été découverts au Kenya, cette fois-ci sur le site de Nyayanga. Ces objets de pierre taillée sont certes postérieurs aux pierres de Lomekwi, mais ont été déterrés à proximité immédiate de squelettes fossilisés d’animaux comprenant des bovidés mais aussi et surtout des hippopotames. Les ossements présentaient des marques nettes de fractures et de découpes causées par les outils.

Cette découverte montre clairement que la fabrication et l’usage de ces outils a ouvert de nouvelles possibilités alimentaires : entailler la peau de grands mammifères comme les hippopotames avant de découper et de débiter leur chair, attendrir la viande, fracturer les os pour aller chercher la moelle, etc. La consommation de tubercules, après coupe et broyage, est aussi attestée. Sans outils, ces pratiques alimentaires et ces projets – indissociables d’un nouveau rapport aux êtres vivants non-humains, et de nouvelles formes d’organisation sociale – sont inconcevables. Il est donc plus que jamais discutable d’asserter qu’un couteau est, en tant que tel, neutre, n’encourageant aucune tendance ou façon de faire. La fabrication et l’usage de pierres taillées est d’emblée solidaire d’usages spécifiques, de voies que nous empruntons – et donc d’autres voies que nous délaissons.

Certes, un couteau ou une pierre taillée ne font rien d’eux-mêmes. Mais ils font faire. Ils transforment la façon dont nous nous rapportons à l’environnement et aux autres êtres vivants.

Comme le remarquait le philosophe John Dewey, avant d’être un objet, la technique est une manière de faire l’expérience du monde. Avec une pierre taillée, un hippopotame m’apparaît comme une source de nourriture, et plus seulement comme un prédateur. Cette transformation de nos pratiques alimentaires, sociales, et environnementales ouverte et contrainte par les pierres taillées, nul ne pouvait l’envisager au départ. Nous empruntons un chemin dont les contours et l’issue ne sont pas déterminés par nos intentions. Étant donné que nos intentions et nos projets sont modifiés par l’usage de la technique, nous ne pouvons en effet pas savoir où cet usage va nous mener.

L’« argument du couteau » et la régulation exclusive par les usages qu’il prétend justifier reposent sur un idéalisme très fruste à propos des pouvoirs de la pensée et de l’imagination : ces dernières pourraient d’avance nous projeter là où nous arriverons si nous utilisons une nouvelle technique ou si nous modifions nos usages. Nous projetons un point d’arrivée en supposant que la technique ne fera pas advenir de nouveaux désirs, de nouvelles dépendances, mais aussi de nouvelles incuries. En réalité, nous nous engageons dans des voies qui ne peuvent être complètement anticipées parce qu’elles sont ouvertes et contraintes par les techniques qui sont à notre disposition.

Pour en revenir à l’AI Act, il est temps d’accepter que le recueil, le stockage, la circulation et la reproduction des données sont consubstantiels aux systèmes numériques et à tout objet connecté, et ouvrent ou amplifient un ensemble d’usages indéterminés qui ne leur préexistaient pas sous la forme que nous connaissons actuellement (tracer, profiler, surveiller, quantifier, corréler, générer par induction…). La régulation et les garde-fous sont-ils dès lors vains ? Nullement. À côté d’une méfiance nécessaire par rapport aux prophéties technolâtres et technophobes, il convient de redoubler de vigilance et d’exigence à propos de l’évaluation des innovations techniques, en rapport avec les pratiques auxquelles nous tenons. Il n’y a décidément pas de raison que les choix techniques soient laissés aux seules mains de la tech au nom d’une fausse neutralité, avec la conviction que nous pourrons ensuite réguler ces usages comme bon nous semble. Ces choix techniques engagent en effet dès le départ des choix de société.

Ellul, 1965

Ellul Jacques. 1965. Réflexions sur l'ambivalence du progrès technique. in La Revue administrative. vol.18 n°106 pp380-391. https://www.jstor.org/stable/40777750.

Bachimont04

Bachimont Bruno, Arts et sciences du numérique : ingénierie des connaissances et critique de la raison computationnelle, Mémoire de HDR, Université de Technologie de Compiègne, 2004.

Stiegler94a

Stiegler Bernard, La technique et le temps, Tome I : La faute d'Épiméthée, Galilée, 1994.

Goody79

Goody Jack, La raison graphique : La domestication de la pensée sauvage, Les éditions de minuit, 1979.

Bachimont, 2007

Bachimont Bruno. 2007. Ingénierie des connaissances et des contenus : le numérique entre ontologies et documents. Hermes.

Nagel et al., 1989

Nagel Ernest, Newman James R, Gödel Kurt, Girard Jean-Yves. 1989. Le Théorème de Gödel, le Seuil. Sources du savoir, Editions du Seuil.

Bachimont, 2004

Bachimont Bruno. 2004. Arts et sciences du numérique : ingénierie des connaissances et critique de la raison computationnelle. Université de Technologie de Compiègne, Mémoire de HDR.

Crozat, 2015

Crozat Stéphane. 2015. De la mécanisation de l'activité intellectuelle à la numérisation de l'information. in Aswemay. https://aswemay.fr/co/000021.html.

Bachimont07

Bruno Bachimont, Ingénierie des connaissances et des contenus : le numérique entre ontologies et documents, Lavoisier, Hermès, 2007

Crozat, 2015

Crozat Stéphane. 2015. « Ça a été manipulé » (et ça le sera à nouveau). https://aswemay.fr/co/000022.html.

Leroi-Gourhan, 1945

Leroi-Gourhan André. 1945. Milieu et techniques. 1973, Albin Michel.

Crozat, 2015

Crozat Stéphane. 2015. Les tropismes du numérique. in H2PTM'2015 : Le numérique à l'ère de l'Internet des objets : de l’hypertexte à l’hyper-objet. Paris. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03524650.

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