Objectifs
Savoir énoncer la thèse TAC et la théorie du support
Savoir énoncer les fondements des raisons orales, graphiques et computationnelles et donner un exemple de structure pour chacune d'elle
Savoir mobiliser la raison computationnelle pour commenter des pratiques de lecture ou d'écriture numérique
Des couteaux et des machines
Lisez attentivement le texte : Des couteaux et des machines, à propos de l’IA (Pierre Steiner, 2023)
Rappelez ce qu'est « l’argument du couteau ».
Les techniques, en tant que telles, sont neutres, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises : tout dépend des usages que nous en faisons. Un couteau ne peut-il pas en effet autant servir à beurrer une tartine qu’à tuer une personne ?
Identifiez les trois arguments qui déconstruisent l'idée selon laquelle la technique serait neutre.
La technique n'est pas neutre, la preuve ceux qui la développent disent qu'elle est bonne.
Si la technique est neutre alors :
il n'est pas possible de tenir un discours solutionnisme ;
l'innovation technique n'est pas pourvoyeuse de progrès a priori.
Les promoteurs d'une technique utilisent l'argument de la neutralité :
quand ça les arrange (pour répondre aux interpellations des citoyens concernant les questions sociales ou environnementales que posent cette technique par exemple) ;
mais pas quand ils veulent financer ou déployer leurs projets (dont ils vantent alors les bénéfices a priori)
La technique selon ses promoteurs est donc soit bonne, soit neutre (quand elle est mauvaise c'est qu'elle est mal employée, c'est la faute des « usages »).
La technique n'est pas neutre, car ceux qui la développent ne sont pas neutres.
Les concepteurs d'une technique ont des représentations du monde qui sous tendent ce pourquoi il veulent faire de la tech (et donc viser un objectif qui est bon selon eux.
La technique n'est pas neutre, car elle reconfigure notre rapport au monde.
Nos usages, nos intentions, nos projets, ce que l'on veut faire, sont déjà pré-configurés par l'accès au monde rendu possible par notre expérience qui s'exerce via la technique.
Proposez une citation pour chacun de ces arguments.
La technique n'est pas neutre, la preuve ceux qui la développent disent qu'elle est bonne.
Il n’est pas certain que l’économie des promesses des géants du numérique et de la tech soit compatible avec cette affirmation plus modeste d’une neutralité des innovations.
La technique n'est pas neutre, car ceux qui la développent ne sont pas neutres.
Les intentions, préjugés et biais des concepteurs se retrouvent inscrits dans les architectures, les programmes et les configurations par défaut.
La tech n'est pas neutre, car elle reconfigure notre rapport au monde.
Avec une pierre taillée, un hippopotame m’apparaît comme une source de nourriture, et plus seulement comme un prédateur.
Proposez un exemple qui n'est pas dans le texte pour chacun de ces arguments.
La technique n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre (avec Jacques Ellul)
Fondamental : La technique n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre.
J'entends par là que le développement de la technique n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre — mais qu'il est fait d'un mélange complexe d'éléments positifs et négatifs [...].
Ça ne dépend pas
Les objets techniques ne sont pas neutres au sens où nous pourrions décider de systématiquement les utiliser à bon escient. On peut caresser avec un marteau, mais si on dispose du marteau, on frappera à un moment ou à un autre avec (un clou ici, un crâne là).
La technique transforme l'humain
L'humain équipé de telle ou telle technique est transformé corporellement et psychologiquement, il est un humain différent de celui qui est équipé autrement.
La technique augmente la dépendance à la technique
La technique peut augmenter l'autonomie de l'humain, par rapport à sa dépendance aux activités d'autres humains ou aux contraintes du milieu naturel dans lequel il évolue, mais elle diminue toujours son indépendance en ce sens que la solution technique se substitue à une solution — ou une non-solution — non technique.
La technique détermine l'évaluation de la technique
Il n'est pas possible d'évaluer le caractère bon ou mauvais d'une technique sans technique, donc l'évaluation éthique de la technique est elle-même techniquement conditionnée.
Le progrès technique complexifie le monde et limite les possibilités de choisir
L'extension du domaine de la technique, en nombre d'objets, en évolution de chaque objet, en intrications des objets entre eux, complexifie le monde dans lequel les humains évoluent et obère leurs possibilités de choix.
Complément : Technocritique
« Tout progrès technique se paie. »
« Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. »
« Les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets favorables. »
« Tout progrès technique comporte un grand nombre d'effets imprévisibles. »
La thèse TAC ou « l'école de Compiègne » (avec Pierre Steiner)
Définition : Thèse TAC 1 : Il n'y a pas d'humain sans technique
La technique est ce qui définit l’avènement de l'humain (il n'y a pas d'humain avant la technique).
Définition : Thèse TAC 2 : L'intelligence humaine a toujours un substrat technique
La technique est ce qui permet le rapport de l'humain au monde (la conscience et la connaissance sont techniquement constituées).
Remarque : Co-constitutivité
La technique façonne l'humain autant que l'humain façonne la technique.
Remarque : Théorie du support
La technique n'est pas que le produit de l'intelligence humaine, c'est elle qui rend possible l'intelligence humaine.
En conséquence : la science est un produit de la technique.
Remarque : Non neutralité de la technique
Le couplage entre humains et objets différents produit des rapports au monde différents qui dépendent des propriétés techniques des objets.
On ne peut pas donc pas décider de contrôler les usages que l'on fait des objets indépendamment des objets.
Remarque : Autonomie de la technique
Les objets techniques sont le produit d'une évolution qui échappe en partie au moins à l'intention humaine (puisque celle-ci est elle-même dynamiquement constituée par cette évolution).
Théorie du support et de la connaissance inscrite (avec Bruno Bachimont)
Définition : La connaissance inscrite
Toute connaissance repose sur une inscription, dont elle est l'interprétation :
la connaissance est l'interprétation de l'inscription
l'inscription est la matérialisation de la connaissance
Fondamental : Le supplément
La signification de l'inscription est conditionnée par les propriétés matérielles du support :
Le support impose un supplément à l'inscription car il ajoute de l'intelligibilité.
Selon le type de support, le supplément d'intelligibilité sera différent.
On aura donc une rationalité spécifique par type de support.
Complément : Les thèses de la théorie du support
La théorie du support s'articule autour de la thèse centrale suivante :
Les propriétés du substrat physique d'inscription, et du format physique de l'inscription, conditionnent l'intelligibilité de l'inscription.
(Bachimont, 2004, p77)
Complément : Le support comme prothèse
« par pro-thèse nous entendrons toujours à la fois : posé devant, ou spatialisation (é-loignement); et posé d'avance, déjà là (passé) et anticipation (prévision), c'est à dire temporalisation. (Stiegler, 1994) »
.
La raison graphique (avec Jacques Goody)
Définition : La raison graphique
Goody nous montre que l'invention de l'écriture a modifié les schèmes de représentation de la connaissance, jusque là orale, donnant naissance à une « raison graphique »
(Goody, 79). Les documents papiers ont permis la représentation spatiale de l'information, en lui donnant une permanence dans le temps.
Grâce à ces possibilités nouvelles d'inscription, de nouvelles connaissances ont pu naître de l'émergence de représentations qui ne peuvent être formulées oralement.
Exemple : Le tableau
Goody expose l'exemple du tableau ou de la liste qui permettent de mettre en relief des relations qui ne pourraient émerger par la description orale du tableau ou de la liste.
Soit par exemple la lecture orale suivante :
Impossible d'accéder à la ressource audio ou vidéo à l'adresse :
La ressource n'est plus disponible ou vous n'êtes pas autorisé à y accéder. Veuillez vérifier votre accès puis recharger la vidéo.
Soit la représentation tabulaire de la même information :
Année | Chiffre d'affaire | Bénéfice |
2004 | 123.315 | 5.154 |
2005 | 115.247 | 7.156 |
2006 | 114.265 | 8.245 |
2007 | 112.250 | 8.300 |
La spatialisation permet de faire émerger des connaissances nouvelles, par exemple le fait que le fait que la baisse du chiffre d'affaire est corrélée à une hausse des bénéfices. Le changement de support a eu une influence sur la connaissance elle-même.
Exemple : Les mathématiques
Un autre exemple est celui des mathématiques, qui n'existeraient pas sans écriture.
Fondamental : Changer de support c'est changer de raisonnement
Le passage de l'oral à l'écrit n'est donc pas seulement un changement de support, c'est une révolution cognitive.
Complément :
La raison computationnelle (avec Bruno Bachimont)
Définition : La raison computationnelle
L'écrit a permis le passage du temporel au spatial par projection de la parole
Le numérique apporte de nouvelles formes de représentation des informations, basées sur le calcul (Bachimont, 2004).
L'ordinateur ne traite que des séquences binaires qui, par le calcul, deviennent des signes.
C'est cette propriété du support numérique qui est fondamentale.
Elle induit également la constitution de modes de représentation nouveaux, comme les tableaux pour la raison graphique en leur temps (la couche, le réseau, etc.).
Fondamental : Enjeu
L'enjeu est alors de comprendre comment inscrire les informations sur ce support spécifique qu'est le numérique afin de repérer les structures d'inscription nouvelles pertinentes.
Complément :
De la mécanisation de l'activité intellectuelle à la numérisation de l'information
La mise en nombre d'énoncés textuels permet de généraliser les principes de la mécanisation par le calcul.
Il s'agit dès lors d'une mécanisation des expressions signifiantes. (Bachimont, 2007, p26).
Exemple : Codage numérique des expressions signifiantes
( | ∃ | x | ) | ( | x | = | s | y | ) |
8 | 4 | 11 | 9 | 8 | 11 | 5 | 7 | 13 | 9 |
Fondamental : La généralisation de la mécanisation via la codification
Tout code peut être traité mécaniquement et tout énoncé est codable, donc les moyens et produits du travail intellectuel sont mécanisables.
Le numérique est homogène :
« de mêmes principes s'appliquent a tous les objets numériques »
(Bachimont, 2004)Le numérique est universel :
« tout contenu et toute connaissance peuvent recevoir une expression numérique »
(Ibid.)
Le numérique et l'ordinateur constituent un procédé technique général qui permet la mécanisation de tout travail intellectuel. Cela ne signifie pas que ces traitements sont équivalents à la pensée, ni que penser se réduit à ces traitements.
Mais, en revanche, cela signifie que nos actes de pensée s'inscrivent dans cet environnement mécanisé et s'en trouvent profondément affectés.
Complément :
De la mécanisation de l'activité intellectuelle à la numérisation de l'information sur Aswemay (Crozat, 2015)
Ça a été manipulé ! (et ça le sera à nouveau...)
Fondamental :
Ce qu'il faut comprendre et penser à propos du numérique est que : « Ça a été manipulé »
(Bachimont, 2007, p33-34).
Tout contenu numérique résulte toujours d'une construction dynamique via un calcul :
Lorsque je frappe sur mon clavier un calcul transforme mon action en codage binaire et en stockage d'information dans la mémoire de l'ordinateur
Lorsque je regarde mon écran, je vois le résultat d'un calcul effectué sur le codage binaire à partir de la mémoire.
Exemple :
Lire un mail, c'est lire une information numérique qui a été abondamment manipulée :
Via un clavier des caractères ont été encodés sous une forme binaire respectant un certain format (ASCII, Unicode...).
Ces séquences binaires (que nous appellerons S) ont été stockées dans la mémoire de l'ordinateur qui sert à écrire le mail (appelons le Sender).
S a été augmenté d'autres séquences binaires, telles que les métadonnées relatives au mail : expéditeur, destinataire, date d'envoi...
L'ordinateur Sender a ensuite transmis S à un autre ordinateur chargé de gérer l'envoi de ses mails (appelons le Server1) ; pour réaliser cet envoi S a dû respecter un protocole de communication, et être associée à de nouvelles informations numériques (l'adresse permettant de localiser Server1 par exemple).
L'ordinateur Server1 a alors transmis S à un nouvel ordinateur (appelons le Server2) associé au destinataire.
L'ordinateur du destinataire (appelons le Recipient) a ensuite communiqué avec Server2 pour avoir connaissance de l’existence du mail, puis en obtenir une copie de S
Recipient a stocké S dans sa mémoire, puis l'a transformé pour illuminer des pixels sur un écran qui ont permis sa lecture.
Fondamental : Et ça le sera à nouveau...
Il importe non seulement d'interpréter l'information numérique comme le résultat d'un processus de manipulation passé, mais également comme l'état intermédiaire d'un processus en cours de construction, de déconstruction et de reconstruction, comme un devenir, comme un ensemble de manipulations en puissance, à venir.
Complément :
Les tropismes du numérique
Les tropismes du numérique
Les objets numériques - construits dans tel ou tel contexte, pour remplir tel ou tel objectif - sont singuliers, façonnés par le milieu dans lequel ils naissent et évoluent.
Ces objets incorporent des fonctions typiques qui s'imposent de fait aux objets en répondant à une tendance technique du numérique (Leroi-Gourhan, 1945) (Bachimont, 2007).
En particulier, quand processus et objet tombent sous le coup d'une informatisation ou d'une numérisation, leur devenir semble conditionné et leur évolution paraît suivre des lignes de force tracées à l'avance, dont l'essence du numérique donne la direction et l'allure. Le principal intérêt d'une notion comme le noème du numérique est de pouvoir caractériser ce que le numérique peut apporter à un secteur ou à un métier et d'en déduire des tendances d'évolution. (Bachimont, 2007)
Définition : Tropisme
Le tropisme se définit en biologie comme une réaction d'orientation naturelle d'un organisme en fonction des stimulus diffusés par son milieu.
Le terme « naturel »
est ici à comprendre au double sens de :
par défaut, si l'on laisse les choses se développer sans les contraindre spécifiquement par ailleurs ;
et de par nature, à partir de ce qu'est le numérique, c'est à dire un processus de manipulation mécanique d'éléments d'information discrétisée.
Le tropisme est la réponse de l'objet numérique à la tendance du numérique : l'objet numérique a tendance à se tourner vers ces tropismes, en incorporant des fonctions qui sont attirées par ceux-ci.
Exemple : 6 tropismes : Abstraction Adressage Connexion Duplication Transformation Universalité
Complément :
Les tropismes du numérique (Crozat, 2015)
Cours-émission WE01 par Bruno Bachimont (2021)
Support de présentation : Bruno Bachimont, Raison graphique et computationnelle
Questions de synthèse
Peut-on se fier à une inscription numérique ? Peut-on faire autrement ?
Quelles limites rencontre le concept de document à l'ère d'Internet ? Énoncez quelques pistes pour composer avec ces limites.