Lowtechiser l’hémodialyse
La maladie rénale chronique est une pathologie grave et fréquente qui, dans sa phase terminale, conduit à un risque de décès élevé. L’hémodialyse représente la technique de prise en charge la plus largement utilisée et concerne ainsi plus de 90% des patients dialysés (49 000 patients en France, près de 3 millions dans le monde). Cette technique consiste à filtrer le sang à travers une membrane de dialyse (dialyseur) grâce à un système de circulation extracorporelle puis à le restituer au patient. Le transfert des substances toxiques à épurer se fait au travers de la membrane semi-perméable depuis le sang vers un liquide spécifique appelé le dialysat. Le déploiement de l’hémodialyse requiert de nombreux équipements et consommables médicaux dont un générateur de dialyse (qui produit le dialysat en continu et génère la circulation des fluides par un système de pompes).
Depuis les années 1920, date d’invention de la technique, les générateurs ont beaucoup évolué, améliorant de ce fait la qualité de prise en charge et la sécurité du patient. Ces avancées techniques, portées notamment par les politiques de recherche et développement des grands groupes industriels, s’inscrivent dans une démarche de (high)technicisation. Celle-ci se traduit essentiellement par la conception de machines de complexité croissante, intégrant de plus en plus de technologies numériques et répondant à un objectif d’automatisation continue d’un certains nombres de procédés.
Néanmoins, la diffusion à large échelle d’un tel parc de générateurs, en réponse à une demande de soins toujours croissante, se heurte aujourd’hui à un ensemble de paradoxes et de contradictions d’ordre environnemental, socio-économique mais également éthique et philosophique.
Ces problématiques peuvent être résumées comme suit :
Un impact écologique majeur tout au long du cycle de vie du générateur. Cet impact est lié à la une production industrialisée qui nécessite l’extraction de quantité de matières premières, le recours à des procédés de fabrication puis de transport énergivores et polluants. La phase d’utilisation de l’équipement nécessite également la consommation importante de ressources en eau potable et en électricité (300-400L d’eau et 3,8 kWh pour une séance de 4h). La fin de vie entraine aussi un ensemble de pollutions en l’absence de filières de recyclage et de valorisation appropriées pour un équipement dont la durée de mise en service est strictement encadrée par la législation (maximum 12 ans en France).
Une dépendance totale à l’industrie du dispositif médical, seule en mesure d’assurer la production, la distribution mais également l’entretien des générateurs. Sous tendue par une complexification des équipements, l’emprise croissante de l’industrie se fait au prix d’une perte de l’autonomie des soignants (et des patients). Pour la collectivité, cette trajectoire de technicisation représente une dépense de soins significative dont le cout économique ne peut être souvent être assuré que dans les pays riches.
Une distorsion de la relation de soins en rapport avec cette complexification qui donne lieu à une opacification du fonctionnement de la machine. Pour Simondon, cette « méconnaissance du mode d’existence des objets techniques et de leur fonctionnement interne » entraine une désidentification par rapport à l’objet, qui est incompris. Il est alors séparé de l’acte de soins, dans une relation qui se voulait jusqu’ici triangulaire entre le soignant, le patient et le générateur. Plus préoccupant encore, les patients rapportent une impression de déplacement de l’attention du personnel soignant, qui se porte vers la machine dont ils doivent prendre en charge « la plainte » qui se traduit ici par une répétition des alarmes.
Une inégalité structurelle d’accès à la technique entre les pays à bas et haut revenus. On évalue ainsi à au moins deux millions, le nombre de patients qui décèdent chaque année dans le monde faute d’accès à un traitement de suppléance (essentiellement pour des raisons financières). Ces disparités pourraient être analysées comme consubstantielles à la façon dont a été pensée et déployée cette technique de soins : c’est-à-dire comme devant répondre en priorité aux besoins des pays riches, et donc devant s’accommoder d’un cahier des charges « occidental ». En conséquence, l’offre d’hémodialyse, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est incompatible avec nombres de contraintes rencontrées dans les pays du Sud, limitant de fait les possibilités de sa diffusion et laissant sans réponse une demande de soins grandissante. Dans un travail de recherche centré sur cette problématique, l’équipe de Klaus Schönenberger (EPFL, Suisse) identifie cinq catégories dans lesquelles ces contraintes peuvent-être regroupées : manque de ressources financières, manque d’infrastructures de qualité, environnement hostile, manque de personnel qualifié, défaut de gouvernance. Dans chacune de ces catégories, l’hémodialyse est un exemple éloquent des difficultés, voire de l’impossibilité, à concilier contraintes locales et fonctionnement optimal de l’équipement en question.
Une inadéquation entre l’offre de soins actuelle et les contraintes structurelles à venir en rapport avec le dépassement des limites planétaires : raréfaction des ressources, réchauffement global et multiplication des évènements climatiques extrêmes, tensions géopolitiques. En effet, l’hémodialyse telle qu’elle a été conçue exige une disponibilité à faible cout d’un certain nombre de matières premières (pétrole et métaux entre autres), un accès à une ressource en eau abondante et de qualité, un approvisionnement suffisant et durable en électricité, un système de soins performant adossé à des institutions stables en mesure de le financer. Or, même si ces conditions sont encore à ce jour réunies dans la majorité des pays Nord, il est peu probable qu’elles le demeurent dans les décennies à venir dans un monde marqué par les bouleversements écologiques et les crises géopolitiques (on voit d’ailleurs déjà émerger des signaux faibles de la difficulté à tenir ensemble ces prérequis).
Face à ces constats, il s’agit d’interroger la pertinence de l’organisation actuelle de l’offre de soins mais aussi une certaine représentation du progrès technique qui la sous-tend. Est-elle en capacité d’assurer une prise en charge des patients, dans leur globalité, tout en répondant à des exigences de durabilité forte, de résilience collective, de justice sociale, d’équité et de décomplexification de nos sociétés. Dans ce contexte, une low-techisation de l’hémodialyse peut-elle apparaître comme une voie de réponse à possible à ces problématiques ? Plus largement, peut-on la voir comme un vecteur du nécessaire changement du paradigme à opérer vers un système de santé ayant intégré les vrais enjeux systémiques du XXIème siècle ?