Extraits de « Option libre »
Complément :
La section suivante est composée à partir d'extraits des pages 82 à 84 de l'ouvrage Option Libre[1].
Le numérique comme nouveau paradigme
Par le numérique, l'œuvre - fictivité juridique - est communiquée par un support tout aussi immatériel et ubiquiste : les rendant tout deux à la portée de tous, en tout lieu, et tout temps. L'outil numérique va transformer nos usages et notre industrie, puisque tout tend à devenir numérique et peut être reproduit à l'identique (même des objets en trois dimensions peuvent aujourd'hui être stockés sous forme numérique avant d'être reproduits par des imprimantes 3D), sans perte et avec un coût qui tend vers zéro. Par ailleurs, puisqu'il coûte généralement beaucoup plus cher de produire quelque chose de nouveau que de se baser sur l'existant, le numérique renforce le succès de l'open source (comme base de composants préexistants).
À l'échelle du marché, on observe plus globalement que ce phénomène concerne de nombreuses industries (télécommunication, médias, constructeurs, etc.) qui se préparent, tant bien que mal, à cette « convergence du numérique ».
Néanmoins, beaucoup de juristes restent réticents à y voir une raison suffisante pour infléchir leur appréhension des œuvres : objets de droits étant eux-mêmes immatériels, pourquoi devrait-on les penser différemment alors que leur contenant est indépendant de la création (un tableau est protégé de la même façon qu'il s'agisse de la toile originale ou de sa version numérisée) ? Le réflexe, compréhensible au regard du paradigme autrefois partagé, sera à la longue qualifié d'autisme si, incapables de sortir des affirmations définitives et contradictoires, les juristes ne réalisent pas que tout l'environnement qui entoure la conception et la diffusion des œuvres a changé dans une mesure telle qu'il convient de repenser les droits.
Le combat mené par l'industrie culturelle contre les pratiques sociales émergentes - sur la seule base d'indicateurs économiques (de surcroît très contestables) - est donc un égarement qui ne saurait durer : dans notre monde numérique où l'information est passée de la rareté à la surproduction, la propriété intellectuelle doit jouer un rôle radicalement différent.
L'innovation doit aujourd'hui par principe être ouverte et partagée. Il est même possible que ce nouveau paradigme concoure à une redistribution de la donne économique au profit des pays en développement - même si le retard de ces derniers en terme d'infrastructures constitue actuellement un obstacle majeur (avec d'autres facteurs parmi lesquels un faible taux d'alphabétisation).
La gratuité de la création
L'une des conséquences irrémédiables du numérique est souvent la gratuité. Ainsi, Chris Anderson (auteur des ouvrages Free ! et The Long Tail) explique qu'« il est désormais clair que tout ce que le numérique touche évolue vers la gratuité [...]. D'une certaine manière, le web étend le modèle économique des médias à toutes sortes d'autres secteurs économiques ». Ajoutant enfin qu'« il n'y a jamais eu un marché plus concurrentiel que l'Internet, et chaque jour le coût marginal de l'information devient plus proche de rien du tout ».
La théorie de la longue traîne (long tail), exposée la première fois par Chris Anderson en 2004, explique le succès des sociétés qui vendent de nombreux produits, chacun en petite quantité, grâce au marché mondial et interconnecté d'aujourd'hui. En corollaire, Kevin Kelly ajoute que « quand la copie se généralise, vous avez besoin de vendre des choses qui ne peuvent pas être copiées ». Il donne ainsi certains exemples comme l'immédiateté, la confiance, la personnalisation, l'authenticité, l'interprétation, etc. L'expérience très médiatisée de Radiohead diffusant gratuitement les copies de son dernier album doit néanmoins être relativisée : nul doute que l'effet n'aurait pas été identique pour un artiste moins connu, nul doute non plus que l'initiative similaire d'un artiste moins connu aurait été moins médiatisée... Cela étant posé, rien ne laisse présager que de telles initiatives ne puissent pas être répliquées à des échelles plus humbles.
Le corollaire d'un tel changement économique est qu'il convient de repenser toute l'exploitation commerciale liée à ces œuvres : une telle gratuité induit l'élaboration de nouveaux modèles économiques, l'entrée de nouveaux acteurs et la nécessaire évolution de l'industrie antérieure (qui reposait souvent sur un modèle qui n'a aucune raison d'être maintenu en l'état).