Empreinte fantôme, le cours-émission
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Complément : UPLOAD/Lownum S4 - Empreinte fantôme sur Peertube
Générique
UPLOAD-UTC, l'université populaire du libre ouverte accessible et décentralisée à l'UTC.
Ce semestre, lowtechisation et numérique avec Stéphane Crozat et Audrey Guélou.
Audrey
Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans le quatrième cours-émission de la formation UPLOAD lowtechnicisation et numérique réalisée en partenariat avec Framasoft, Picasoft et Scenari, vous écoutez la radio Graf'Hit 94.9 FM il est midi trente et puis pendant une heure nous allons poursuivre notre série de cours-émissions en vous présentant aujourd'hui le concept d'empreinte fantôme. Alors pour cela je suis en studio comme d'habitude avec Stéphane Crozat, bonjour Stéphane - bonjour Audrey - et aujourd'hui nous avons tous les deux le plaisir d'être également avec Guillaume Carnino - bonjour Guillaume - bonjour Audrey.
Guillaume tu es historien des sciences et des techniques, tu es enseignant-chercheur au laboratoire Costech de l'UTC et tu as une voix ténébreuse tu es aussi membre du groupe de travail lownum ; celles et ceux qui ont écouté les précédents cours-émissions savent que les contenus que nous présentons proviennent de ce travail collectif de ce groupe-là et donc aujourd'hui Guillaume tu as prévu de nous familiariser en particulier avec le concept d'empreinte fantôme.
Alors avant de te laisser lever le mystère sur ce concept dans quelques instants, un dernier point pratique : nous sommes à la radio mais aussi en direct sur Peertube à l'adresse tube.picasoft.net, chaîne UPLOAD/lownum, vous pouvez donc nous poser toutes vos questions dans les commentaires du live ou dans le canal Mattermost dont vous trouverez le lien dans la description du live et puis nous tenterons donc de laisser quelques minutes à Guillaume pour y répondre.
Enfin, la rediffusion de ce cours-émission ainsi que des trois premiers de cette série lownum sont à retrouver au même endroit, la chaine UPLOAD/lownum à l'adresse tube.picasoft.net et c'est parti.
Stéphane
Alors c'est parti donc Guillaume dans le cadre de la formation lownum, que tu connais on l'a déjà dit, on essaye d'articuler les questions écologiques et les questions liées au numérique, on le fait à travers le prisme de la low technicisation, on a présenté ce concept il y a deux semaines, on ne va pas revenir dessus tu es familier avec et donc les gens qui nous ont écouté le sont également, donc l'idée générale sans refaire tout eh bien c'est de chercher des trajectoires techniques qui vont nous permettre de construire des objets plus modestes économes sobres en énergie et en matériaux, moins asservissants pour les humains etc.
Le premier sujet que je souhaiterais, si tu le veux bien, que tu traites pour nous, mais tu es libre de partir ailleurs si tu le souhaites, c'est quand est-ce que ça a commencé à partir en vrille, quand est-ce que les objets techniques ont vraiment commencé à devenir de moins en moins modestes, sobres, etc. et peut-être de façon exponentielle.
Je formule l'hypothèse en t'ayant déjà écouté que ce serait lié à l'industrialisation et je te cite en parlant de changement de nature qui sera intervenu à ce moment-là, voilà est-ce que ça se joue à peu près là ou pas - et tu as la main.
Guillaume
Alors c'est toujours très dangereux de poser la question de la rupture à un historien parce que c'est le métier d'un historien que de dire que c'est plus compliqué, que de toute façon on ne peut pas situer une date précise et même en essayant de citer des trucs que j'aurais déjà raconté de-ci de-là ça marchera pas je vais quand même arriver à dire que c'est plus compliqué, que ça marche pas comme ça, dans le sens où situer vraiment précisément un moment de bascule, qui verrait l'avènement d'objets non réparables, d'objets problématiques du point de vue environemental, d'un rapport au savoir-faire différent, c'est impossible à situer dans le temps.
Il y avait des travaux anciens, je pense par exemple à l'antiquisant Gaspard Pagès qui montre très bien qu'il existe une industrie des barres de fer dans l'empire romain, que ces barres sont standardisées, produites par des esclaves prolétarisés, dans des grands ateliers de production et que ça se fait à l'échelle de la méditerranée dans son ensemble donc on a déjà des objets, des dispositifs qui sont aliénants, qui sont d'ailleurs y compris problématiques environnementalement.
Et on peut toujours trouver aujourd'hui un atelier de réparation de vélo où les objets sont plus low-tech, intéressants, ce genre de choses.
Donc ça c'est un point, mais on peut quand même, et je pense que c'est l'intérêt de la chose, le but c'est pas de dire que l'industrie ou quoi que ce soit serait apparu un jour, par contre il y a un gradient progressif à mon sens, ces derniers siècles, d'industrialisation. Donc là pour le coup, le terme que tu as mobilisé, j'y accède volontiers, l'industrie a toujours existé et certains types de rapports aux objets ont pu exister mais ils étaient marginaux par le passé ; ce qu'il advient au fur et à mesure des derniers siècles, c'est cette dimension plus massive, le fait qu'à l'échelle de la planète c'est de plus en plus global - et ça veut pas dire que ce soit encore le cas partout aujourd'hui - qu'on ait des objets qui soient de plus en plus des dispositifs qui prescrivent un certain nombre de relations sociales.
Pendant longtemps et je pense ici au travail de l'historien Simon Werrett ou ce que raconte aussi Ariane Fennetaux sur les vêtements, Ariane Fennetaux est donc historienne aussi, moderniste donc de l'époque moderne donc seizième - dix-huitième et ces deux historien·nes nous montrent très bien qu'un objet n'est jamais terminé dans les sociétés plus anciennes, qu'un objet n'est pas donné au monde en ayant sa fonction, sa forme, sa destination finale réglées une fois pour toutes, c'était une sorte d'injonction morale, religieuse à un certain niveau, de bien user des choses qui nous entouraient jadis, donc il y a quelques siècles, et pour cela un objet n'était pas fini. On a des traces dans des manuels qui expliquent qu'on peut utiliser du pain rassis pour nettoyer de la dentelle, que telle robe de la reine elizabeth et bien ensuite elle va être refaçonnée dans la robe d'une de ses dames de compagnie et une fois que celle-ci est trop usée eh bien on va la retrouver de nouveau comme tissu pour orner un coussin du lit de la reine et puis à terme, une fois que le coussin lui-même est trop usé, le tissu va se retrouver sur un hôtel d'une chapelle dont provenait cette fameuse dame de compagnie de la reine.
Donc là on voit, et je pense que c'est valable pour à peu près tout historiquement, c'est d'ailleurs ce que montre l'archéologie du déchet, aux seizième - dix-septième siècles il n'y a quasiment pas de déchets - on trouve des cendres, et encore celles qu'on n'utilise pas pour la potasse pour nettoyer mais voilà, on trouve principalement de la poussière, ce genre de choses. Tous les objets ont d'autres destinations et c'est valable pour les vêtements, c'est valable pour la nourriture, le roi il peut croquer une seule bouchée de son plat eh bien ça n'empêche que, à terme, on a toute une chaîne de revente qui va faire que, jusqu'aux miséreux dans les hospices, les enfants trouvés etc. qui auront accès à ça pour la charité donc gratuitement, eh bien voilà : aucune nourriture n'est jetée de quelconque façon que ce soit.
Donc ici on peut avoir quand même ce sentiment qu'on a basculé d'un univers où la réparation, où le réemploi, le réusage étaient au centre de l'activité humaine quotidienne et il fallait user d'un objet, en bien user, ça voulait dire réinventer continuellement son usage, sa destination, ce pour quoi on l'avait, à un univers où aujourd'hui c'est l'inverse qui se produit : le design, c'est une prescription industrielle en amont de l'utilisation d'un objet. On va formater l'objet pour qu'il ait une forme déterminée qui corresponde à la fonction qu'on a voulu lui donner. On peut s'amuser à aller voir sur les sites de - alors le plus extrême c'est peut-être sur les sites de gadgets de cuisine, on voit ça en ligne, des découpeurs d'avocats, des trucs pour spécialement enlever le noyau d'un avocat donc ça c'est quand même assez... des dénoyauteurs de cerises, ça ne va pas marcher pour d'autres choses, voilà, tout un tas d'objets qui ont vraiment une mono fonctionnalité absolument radicale qui font que c'est très difficile - on peut toujours s'en servir pour essayer de faire autre chose - mais ça n'empêche que ça reste quand même assez difficile à détourner de leur usage, je pense par exemple aux découpe-chou-fleur qui marchent aussi avec des brocolis nous précise la notice, ce genre de choses mais voilà on voit ici que la plurifonctionnalité est quand même extrêmement, extrêmement réduite.
Donc il y a un gradient d'industrialisation qui s'opère et on ne peut pas dater, ça dépend des endroits, ça dépend donc non seulement des pays mais même des villes - dans les Vosges et à Paris ça ne se passe pas de la même façon, ça dépend des classes sociales aussi, dans la grande bourgeoisie parisienne ça ne se passe pas comme dans les campagnes, donc c'est pas la même échelle de temps partout sur le globe et dans tous les univers sociaux mais en gros, du dix-septième au vingtième siècle on a un gradient d'industrialisation qui va opérer et qui va faire que de plus en plus d'univers sont soumis aux processus industriels et ça, ça a comme conséquence qu'on va progressivement réduire le spectre fonctionnel des objets pour les enfermer dans un certain nombre de productions déterminées en amont, designées en amont comme on va appeler ça progressivement au cours du vingtième siècle, mais donc des objets dont la fonction est définitivement déterminée et très souvent, des objets, à mesure que l'industrialisation progresse que les laboratoires scientifiques s'intègrent dans ce processus, eh bien des objets qui, par le concours de l'activité savante, en deviennent de plus en plus complexes à tel point qu'ils deviennent impossibles à ouvrir pour les utilisateurs et utilisatrices et à nouveau tout ceci est à pondérer selon, par exemple, les univers sociaux parce que je pense par exemple ici à l'étude de Nelly Oudshoorn qui montre bien - non c'est Ellen Van Oost pardon je cite de mémoire je ne devrais pas, je crois que c'est Van Oost avec deux o, mais qui montre bien que, quand Philips produit ses premiers rasoirs électriques, ils vont avoir une stratégie très différenciée en fonction des hommes et des femmes : les rasoirs pour femmes sont des rasoirs bien évidemment roses mais surtout, ce sont des objets extrêmement lisses où toutes les coutures techniques sont camouflées à l'intérieur, ce qui fait que ce sont des objets qu'on ne peut pas ouvrir en fait, des objets qui rendent techniquement analphabètes en quelque sorte, là où à l'inverse les publicités pour les premiers rasoirs électriques Philips montrent bien que, quand il s'agit des hommes, eh bien on vante la technicité de l'objet, le fait qu'on puisse l'ouvrir, regarder les lames, voir ce qui se passe à l'intérieur et ça c'est assez typique, on le voit, comment est-ce qu'on construit des objets boîtes noires qui ont des conséquences aussi sur le rapport qu'on peut avoir avec les techniques.
Donc comme je le disais, voilà, évidemment, c'est toujours plus complexe, il faut aller voir dans le détail quelle classe sociale, quels univers géographique, culturel, quelle époque, tout ça, ça varie sur le temps long mais il y a malgré tout, je crois, quand même, un gradient d'industrialisation et aujourd'hui, voilà, un Iphone est à peu près opaque de la même façon pour tout le monde quel que soit sa classe sociale, son genre, son pays dans lequel on l'utilise, etc.
Extrait du discours à Agroparistech
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Nous sommes plusieur·es à ne pas vouloir faire mine d'être fier·es et méritant·es d'obtenir ces diplômes acquis qui poussent globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours, nous ne nous considérons pas comme les talents d'une planète soutenable, nous ne voyons pas les ravages écologiques et sociaux comme des enjeux ou des défis auxquels nous devrions trouver des solutions en tant qu'ingénieur·es, nous ne croyons pas que nous avons besoin de toutes les agricultures, nous voyons plutôt que l'agroindustrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre, nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques,
nous pensons que l'innovation technologique ou les start-ups ne sauveront rien d'autre que le capitalisme, nous ne croyons ni au développement durable, ni à la croissance verte, ni à la "transition écologique", une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans qu'on se débarrasse de l'ordre social dominant.
Audrey
On vient d'entendre un premier extrait de l'appel à déserter qui était émis lors de la remise des diplômes Agroparistech 2022 par un groupe d'ingénieurs agros qui choisissent de bifurquer lors de cette remise de diplômes d'Agroparistech.
Le crédit vidéo, ça vient de apt alumni, si vous souhaitez les contacter eh bien vous pouvez les contacter à agros.bifurquent at protonmail.com, ça a été publié le 10 mai sur Youtube, copié sur l'instance PeerTube aperi.tube, on va vous passer quelques extraits au long de cette émission donc on vous donne les crédits une fois et on continue !
Stéphane
Merci Audrey, en fait j'avais oublié d'activer ton micro sur le début donc tu pourras nous refaire l'annonce - je ne sais pas si aujourd'hui c'est le fait qu'on va parler d'empreinte fantôme mais mes petits potentiomètres là ont bougé tout seuls donc à mon avis Léo n'y est pour rien et c'est le sujet du jour, bref, on y retourne donc, après cette première partie Guillaume j'ai noté effectivement, là, tu as insisté sur le glissement du design qui prescrit l'usage vers notamment des objets monofonctionnels, la réduction du spectre pour prescrire les fonctions en amont, aller vers des objets plus en plus complexes et impossibles à ouvrir. Alors, je re-cite et idem de mémoire ou de notes, des choses que tu avais dites dans la conférence lownum que tu as faite en janvier, que la machine engendre et s'appuie sur la dépossession de savoir-faire qui disjoint la technique du corps humain. Alors ici à l'UTC si tu sais mieux que moi, on défend que la technique est constitutive de l'humain, est-ce que tu fais une différence et est-ce que ça joue entre d'une part, le couple machine-mécanisation et de l'autre, le couple outils-usages et est-ce que ces deux couples constitueraient en quelque sorte des humains différents ?
Guillaume
Oui, bien sûr, pour le coup c'est une distinction je pense qu'on peut faire même si à nouveau elle est à discuter, à interroger, à nuancer parce que des machines on peut en trouver d'une certaine façon depuis l'antiquité, la mécanisation en Grèce ancienne elle existe d'une certaine façon même si on connaît que le plan incliné, le levier ce genre de choses, donc il y a pas de mécanisation comme processus mais par contre il existe certaines formes de mécanique : le moulin hydraulique se massifie largement à partir du onzième siècle en Europe donc on trouve des formes de mécanique telles qu'on les appelait avant dans tout un tas d'autres sociétés. Par contre il y a un processus de mécanisation, ça à nouveau, comme l'industrialisation c'est quelque chose qui est engendré, qui se déploie assez massivement sur les derniers siècles, même si c'est pas nouveau, ce n'est pas non plus, à nouveau, un processus global et définitif donc je pense qu'en effet on peut à un certain niveau de généralité maintenir une opposition entre outils et machines même si on peut toujours trouver des contre-exemples très spécifiques qui permettent de faire un petit peu exploser cette distinction-là mais donc si à un très grand niveau de schématisme on peut opposer les deux, on pourrait dire que anthropologiquement l'être humain apparaît avec la technique et les deux naissent d'une certaine façon ensemble même si on peut aussi défendre que la technique existe dans le vivant plus globalement, mais en gros l'être humain et la technique naissent ensemble et l'être humain ne serait-ce que dans son existence même, voilà, devenir humain au cours de sa vie c'est apprendre à attraper les choses autour de soi quand on est bébé et développer un rapport technique avec celle-ci, le rapport technique avec cet objet qui est le premier objet technique pour l'être humain qui est le corps. Donc la technique, elle est consubstantielle à l'être humain, on ne peut pas avoir un être humain sans technique, par contre ce qui se joue et ça c'est très important à saisir, c'est qu'avec le processus d'industrialisation, on a de plus en plus de situations où des univers qui étaient profondément intriqués techniquement, culturellement et techniquement, les deux ensemble, se voient mis à mal par ce processus. Ça veut dire quoi : un exemple de cela, c'est ce qu'on a pu appeler par exemple le mouvement luddite en Angleterre entre 1811 et 1813, des artisans et ouvriers de communautés rurales dans cinq comtés anglais dans les midlands qui vont se soulever contre l'industrialisation ou contre les machines et qui vont - alors les actes les plus connus c'est le fait de briser les machines avec des grands marteaux, leurs marteaux Enoch mais ces ouvriers vont donc briser des machines pour s'opposer à celles-ci en disant que ces machines sont préjudiciables à la communauté et qu'elles - c'est ce qu'on trouve dans les textes d'époque - qu'elles cassent les bras, on trouve ça aussi bien chez les luddites anglais que chez leurs homologues français même s'ils s'appellent pas luddites, cette idée que ça casse les bras. Qu'est ce que ça veut dire, casser les bras c'est François Jarrige un historien qui a beaucoup travaillé sur ces questions, il a publié un livre qui s'appelle Au temps des tueuses de bras - les tueuses de bras, ce sont ces machines qui coupaient les bras, au sens propre - au sens figuré je veux dire, mais presque au sens propre aussi, parce que ces artisans, ces ouvriers, avaient le sentiment qu'on leur enlevait la compétence qui était intégrée dans leur corps. Toute technique, dès lors qu'elle est un petit peu déployée, nécessite la mobilisation d'un savoir-faire. Un savoir-faire est incorporé techniquement.
Si vous êtes menuisier ou charpentier vous savez de quoi il retourne, mais si ce n'est pas le cas on peut simplement penser à, par exemple, l'activité de faire du vélo. Faire du vélo on ne peut pas l'apprendre à quelqu'un juste en disant : bon alors tu bouges tes jambes comme ça, tu fais comme ci, tu fais comme ça, les gens ils se vautrent par terre, surtout les enfants qui l'apprennent, c'est ça qu'on peut avoir l'occasion de voir quand on enlève les petites roulettes, parce que c'est incorporé. Le savoir-faire du vélo, le savoir-faire qui permet de faire du vélo est incorporé. On ne peut pas décider intellectuellement de le transmettre, c'est quelque chose qui doit s'apprendre dans le corps. Et donc toute technique, elle est aussi incorporer à un certain niveau, qu'il s'agisse de faire du vélo ou de, je ne sais pas, créer des encoches sur des pièces de bois. À tous les niveaux, une technique est toujours incorporée et ce que la machine va opérer, c'est une sorte de déconnexion entre l'outil comme prolongement du corps humain et le corps de l'artisan ou de l'ouvrier.
D'ailleurs, si on trouve des machines avant, elles sont très souvent mues par l'énergie hydraulique ou l'énergie animale et progressivement on va avoir d'autres formes d'énergie qui vont advenir au cours de l'industrialisation qu'on connaît, bien sûr, le charbon, le pétrole et les différentes formes, les diverses formes d'énergie électrique aujourd'hui qui vont accroître encore la décorrélation entre le processus machinique et le corps humain donc je pense qu'on peut maintenir un certain niveau de généralité et une distinction entre la machine et le corps humain mais il faut voir que ça a eu des conséquences historiques, sociales, culturelles et politiques très importantes. Parce que ces artisans qui voient les machines arriver, ils ont le sentiment qu'on leur enlève leur savoir-faire et qu'on l'intègre dans des machines ; c'est-à-dire qu'on leur pique, on leur vole, ce qui constituait, dans le rapport de force entre le travail et le capital, leur principale arme : leur capacité à monnayer leur savoir-faire, il n'y a que moi qui sait faire cela aussi bien donc il faut me payer pour cela, si vous arrêtez de me payer, je me mets en grève, personne d'autre ne pourra le faire, etc. et donc cette arme très importante qui est le savoir-faire, eh bien on ne va avoir de cesse que de la mettre à mal et une partie du processus d'industrialisation peut aussi se lire comme cela.
La mise en place de l'ingénieur, cette figure importante en France, c'est aussi la mise en place d'une fonction sociale qui vise à expertiser les savoir-faire existants pour les enlever des corps de métier qui les possédaient et les intégrer dans des machines, c'est exactement ce que va raffiner le taylorisme avec la division horizontale et verticale du travail. Le taylorisme va mettre en place des ingénieurs qui chronomètrent chacun des gestes, qui étudient chacun des gestes ouvriers pour être en mesure ensuite de décréter la meilleure façon de faire, pour ensuite dire : eh bien toi, tu exécutes, nous on conçoit la suite de gestes en amont et toi tu n'as plus qu'à exécuter. Et d'un univers où l'artisan, l'ouvrier, possédait la finalité de son travail, voyait vers quoi ça tendait, quel était le résultat final, eh bien on a de plus en plus un univers morcelé, où non seulement l'outil par la mécanisation en vient à être séparé du corps mais où aussi le sens même du procédé en vient à échapper aux gens qui réalisent concrètement la production. Donc oui, on peut bien dire qu'il y a deux types d'humains différents, même si à nouveau c'est à affiner - vraiment on parle très profondément - cette distinction là, puisque l'industrie se met aussi en place en miettes c'est l'expression de Michelle Perrot, une grande historienne, elle parle de la manufacture en miettes, c'est une manufacture éclatée qui a recours à de la sous-traitance dans des foyers à domicile qui sont payés très peu mais qui sont des foyers ruraux donc voilà : on peut complexifier cette grande opposition que j'ai esquissée vraiment à grands traits entre machines et outils et entre le savoir-faire individuant et la mécanisation qui prolétarise, on peut et il faut, je crois, vraiment la nuancer puisqu' on a vraiment une très grande variété de situations, l'industrialisation peut aussi être vue comme une intensification du travail, parfois même manuel aussi, donc voilà : on ne peut pas juste opposer comme ça outils et machines mais ça n'empêche qu'à un certain niveau de généralité on a bien des choses politiques qui se jouent dans la mise en place d'une mécanisation.
Ce n'est pas le même rapport au corps, aux autres, à soi les machines ont un coût pour être mises en place, elles nécessitent pour fonctionner d'aplanir le monde et pour cela elles n'ont donc pas la même fonction, la même conséquence pour les mondes humains et naturels
que des outils qui constituent une sorte de prolongement et qui sont toujours dans un lien très étroit de coévolution avec les gens qui les utilisent ; un artisan fabrique lui-même ses outils, un artisan ne va jamais utiliser les outils de quelqu'un d'autre, il faut fabriquer ses outils, ça montre bien qu'il y a un lien très étroit entre les deux. Là où une machine est produite industriellement, standardisée et on peut la régler de façon scientifique mais elle ne va pas être directement ajustée - même si on peut toujours discuter d'une fraiseuse particulière dans telle chaîne de montage mais au fond on a des rapports politiques différents, des rapports environnementaux différents qui sont constitués par la mise en place de la machine.
Extrait du discours à Agroparistech
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Agroparistech forme chaque année des centaines d'élèves à travailler pour l'industrie de diverses manières, trafiquer en labo des plantes pour des multinationales qui renforcent l'asservissement des agricultrices et des agriculteurs, concevoir des plats préparés et ensuite des chimiothérapies pour soigner les maladies causées ; inventer des labels bonne conscience pour permettre aux cadres de se croire héroïques en mangeant mieux que les autres ; développer des énergies dites vertes qui permettent d'accélérer la numérisation de la société tout en polluant et en exploitant à l'autre bout du monde.
Pondre des rapports RSE d'autant plus longs et délirants que les crimes qu'ils masquent sont scandaleux, ou encore compter des grenouilles et des papillons pour que les bétonneurs puissent les faire disparaître légalement. Ces jobs sont destructeurs et les choisir, c'est nuire en servant les intérêts de quelques-uns. C'est pourtant ces débouchés qui nous ont été présentés tout au long de notre cursus à Agroparistech. En revanche, on ne nous a jamais parlé des diplômé·es qui considèrent que ces métiers font davantage partie des problèmes que des solutions et qui ont choisi de déserter.
Audrey
C'était donc un appel à déserter, un second extrait de l'appel à déserter des ingénieur·es d'Agroparistech 2022 lors de la remise des diplômes d'Agroparistech 2022 qui ont donc choisi de bifurquer lors de leur remise des diplômes, on a plusieurs extraits à vous passer mais on continue avec une troisième partie.
Stéphane
Alors Guillaume, tu nous as expliqué que les machines volaient, je reprends tes termes, le savoir-faire des artisans, tu nous as montré les conséquences socio-économiques on va dire, mais aussi ontologiques on peut dire, en quelque sorte, sur la nature humaine et le vol de sens qui va avec, tu as replacé l'ingénieur comme étant un des acteurs de ce vol de savoir-faire, je souligne l'une des questions qu'on se pose dans la formation c'est est-ce qu'on peut en quelque sorte construire, enfin, former des ingénieur·es lowtechisant·es qui seraient en capacité de re-transférer du savoir-faire et donc peut-être de redonner du sens et du lien, alors peut-être également en lien avec ça, cette idée qu'on n'a pas vraiment envie de se passer d'ingénieur·es parce qu'on est dans une école d'ingénieur·es déjà ça nous fait au moins une mauvaise raison mais autant la donner, l'idée également qu'on peut probablement très difficilement se passer de machines puisque ce serait un changement radical de façon de vivre peut-être même une sorte de retour en arrière et je sais qu'en tant qu'historien, c'est pas une façon de voir les choses qui te convient, donc l'enjeu serait pas de tout cramer et repartir sur des bases saines comme on pourrait le dire dans Kaamelott, mais plutôt de voir si on peut bien, mieux, vivre avec les machines - pour ça on aurait besoin en quelque sorte de trier les machines, les processus industriels avec lesquels on pourrait vivre, qui seraient conviviales donc nous dirait Illitch, peut-être donc trouver également celles dont il faudrait se débarrasser, on a parlé là de fermeture au sens où l'utilise Alexandre Monin précédemment, est-ce que donc de ton côté tu nous avais préalablement présenté un concept naissant d'empreinte fantôme, est-ce que ça s'articule un petit peu avec tout ça, et est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur cette idée ?
Guillaume
Eh bien oui tout à fait, l'empreinte fantôme ça sert précisément à ça, à mon avis, dans l'idée que j'en aurais par défaut, donc ça tombe sacrément bien, donc c'est un sacré hasard ou alors l'émission a été préparée c'est l'un ou l'autre, mais donc oui, l'empreinte fantôme, l'idée c'est bien d'essayer de trouver un moyen de trier en partie les machines, ce qui n'est pas juste une question qu'on peut se poser aujourd'hui mais qui s'est aussi posée dans l'histoire. C'est Michelle Perrot, l'historienne que je citais tout à l'heure, qui montre bien que ce n'est pas la machine en tant que telle contre laquelle les ouvriers qui s'opposaient à l'industrialisation luttaient, mais certaines machines.
Elle prend l'exemple de la mule jenny, comme elle le dit ininstallable au foyer, au cœur de tous les conflits du dix-huitième siècle et à laquelle s'opposent en 1848 les derniers fileurs manuels de Mazamet qui répugnent à devenir des mules jennys, une machine emblématique de la mécanisation du textile au cours de l'industrialisation et donc elle le dit bien, Michelle Perrot, la plupart des opposants à ces machines, ils détruisent la mule jenny. La mule jenny est un gros problème pour ces univers d'artisans du textile, ou même d'ouvriers du textile.
Mais inversement, et c'est ça qui est intéressant, c'est qu'on a tout un tas d'ouvriers et d'ouvrières qui acceptent, qui plébiscitent même, la petite jenny, c'est-à-dire une machine qui fonctionne exactement sur le même principe que la grande mule jenny, mais qui est en bien plus petite taille - avec un rendement évidemment moindre - et qui est tout à fait appropriable dans le cadre du foyer domestique, par exemple pour les longues journées d'hiver, on ne peut pas travailler aux champs et on va donc pouvoir arrondir en quelque sorte les revenus du foyer en ayant recours à ces machines qui permettent d'accélérer quand même un petit peu le travail.
Donc ici, on le voit, c'est pas le principe même de la machine qui est en cause, c'est pas à ça que s'opposent ces populations mais au contraire, c'est le fait qu'il y ait certaines machines qui soit inappropriables dans le cadre du foyer. La grande mule jenny, pour la mettre en place, c'est une machine considérable, de grande taille et donc il faut des investissements capitalistiques, vous allez pas en mettre une seule, donc vous allez probablement en avoir plusieurs à côté, donc rassembler tout ça dans de grands entrepôts dans lesquels vous allez faire travailler plein de gens qui vont être prolétarisés etc. et donc c'est ça le problème, au fond, nous dit Michelle Perrot, c'est contre ça que les gens s'insurgent. Le principe de la machine ne leur pose pas de problème, puisque le même genre de machine mais en bien plus petit à bien plus petite échelle, au contraire, peut-être plébiscitée dans le cadre de ces mêmes foyers.
Donc on comprend ici que ce n'est pas en tant que tel le principe de la machine qui peut poser souci, mais ce que j'ai tenté d'appeler, à la suite de ça, l'empreinte fantôme. L'empreinte fantôme, c'est en quelque sorte une tentative de faire un pas de côté par rapport à la vision qu'on a des techniques en général et des machines en particulier, qui est la question de l'efficacité opératoire. Très souvent, on pense la machine ou même toute technique en général par rapport à son efficacité opératoire ; et à tous les niveaux, je pense que c'est une erreur. Déjà parce que dans l'histoire, l'anthropologie, la préhistoire, tout un tas de disciplines de sciences humaines nous ont appris qu'on ne peut pas réduire une technique à sa pure efficacité opératoire. Elle est toujours prise dans d'autres jeux. Des jeux politiques, des jeux culturels, des jeux religieux, mythologiques on ne peut pas séparer les deux. Par exemple, on a des traces de certaines prières à des divinités de la forge qui sont adressées et qui durent précisément le temps qu'il faut pour que tel métal refroidisse, donc on le voit bien, on ne peut pas séparer les techniques de l'univers culturel, religieux, politique dans lequel elles ont pu exister. Donc ça c'est un premier point, par défaut on a tendance à les réduire ces dernières années parce que justement, le monde social s'est spécialisé, s'est réduit lui aussi, chacun est dans sa spécialisation, on va étudier, on va optimiser une machine par rapport à un objectif purement mécanique, mais dans la totalité de l'histoire humaine, toutes les peuplades le savaient, une technique c'est aussi un monde humain, culturel, politique, économique qui va avec, en tout cas c'est en interaction avec, même si ça ne détermine jamais rien définitivement, en tout cas c'est en interaction avec tout tous ces univers-là. Et donc, de ce fait, l'empreinte fantôme c'est une tentative de ramener un petit peu cette complexité-là dans l'univers de la mécanisation industrielle où on a tendance à penser juste le process pour optimiser celui-ci par rapport au but qu'on s'est fixé. En réalité il me semble qu'on se rend aveugle à un très grand nombre de choses quand on passe sous silence tout sauf l'efficacité opératoire.
Et ces choses-là, c'est justement ce que j'essaie de faire resurgir avec le terme d'empreinte fantôme ; c'est pour ça que l'empreinte fantôme c'est un concept, à un certain niveau on peut dire qu'il est tout à fait foireux parce qu'en fait il y a quasiment tout dedans, il y a tout ce que l'on ne met pas dans l'efficacité opératoire, c'est-à-dire par exemple, le rapport aux autres que cela induit ; là je suis en train de parler dans un micro avec un casque sur les oreilles, eh bien ça induit un rapport tout à fait spécifique avec les personnes qui sont autour de moi, Audrey et Stéphane, et plus spécifique encore avec les gens qui sont en train d'écouter l'émission, vous n'êtes absolument pas en mesure de répondre à ce que je suis en train de dire alors même que peut-être vous trouvez ça ridicule, insupportable, niais ou je ne sais pas quoi, vous ne pouvez pas réagir directement. Vous pouvez éventuellement tenter de poser une question mais de toute façon on n'aura pas le temps d'y répondre à la fin donc autant vous dire que c'est peine perdue ; donc voilà, on le voit bien, les techniques produisent aussi un monde humain, certains types de rapport social et à ce niveau-là, ça fait partie, à mon sens, de l'empreinte fantôme. Un micro, c'est pas juste la question de la transmission sonore des décibels, de tout ce que l'on peut mesurer dans son efficacité opératoire propre, il y a aussi des choses qui vont avec ; des univers culturels, politiques, économiques, par exemple il y a une chose, on n'y pense pas par défaut, mais là, le micro, face à moi, il a un petit fil vert qui part et ça tombe bien, c'est son alimentation en électricité qui passe par-là notamment. Sans alimentation en électricité, il y a pas de micro, et donc ça veut dire qu'on vit dans un monde où il y a de l'électricité, ça veut dire qu'il faut produire de l'énergie pour qu'il y ait ce micro et donc l'empreinte fantôme de ce micro face à moi, eh bien c'est aussi les centrales énergétiques qui sont capables de produire cette électricité ; s'il n'y avait pas ce micro tout seul, ça ne changerait peut-être rien mais s'il n'y avait pas tous les micros et tous les appareils électriques autour de nous, on ne produirait pas d'électricité donc ça veut bien dire qu'à certains niveaux, eh bien ce micro il a des liens par exemple avec les mines d'extraction de cuivre - alors je dis mines il ne faut pas imaginer Germinal où on creuse sous terr, aujourd'hui on excave ça à coup de bulldozer, on rase des contrées entières pour faire ça enfin voilà, on ne va pas faire une émission sur la mine tout de suite même si ça vaudrait le coup de discuter de ces questions, mais voilà : l'empreinte fantôme de ce micro, à un certain niveau, elle va aussi jusqu'aux mines de cuivre et la façon qu'on a d'extraire le cuivre, c'est-à-dire d'utiliser des acides ou tout un tas de procédés extrêmement toxiques pour l'environnement, pour séparer le cuivre de toutes les autres matières, de tous les autres matériaux avec lesquels il est pris dans la gangue terrestre, et donc on le voit, il y a des questions environnementales dans ce micro ; ça peut évidemment avoir l'air pas du tout, mais évidemment on se rend bien compte dès qu'on commence à démêler la pelote, qu'on peut tirer des fils un petit peu dans tous les sens. L'empreinte fantôme, c'est bien cette idée, que ce soit au niveau social, politique, environnemental ou économique, une machine a des conséquences, a une empreinte, c'est-à-dire qu'elle laisse sa marque sur le monde bien au-delà de ce moment spécifique où on l'utilise dans un pur objectif opératoire.
Ce micro, il a des conséquences même le jour où on arrête de l'utiliser, il continue à avoir des conséquences sur le monde même s'il ne marche plus et qu'on ne s'en sert pas, la façon dont il a été produit aura modifié le monde et la façon dont on le met au rebut, les conséquences que cela peut avoir du point de vue environnemental si on envoie tous nos déchets électroniques dans des décharges à ciel ouvert en Afrique eh bien voilà, tout ceci continue à avoir des conséquences.
Donc l'empreinte fantôme, c'est bien ça l'idée, il suffit d'imaginer comme si on avait des spectres, des fantômes autour de nous qui hantaient l'usage des techniques qu'on utilise ; eh bien ce micro, il est hanté en quelque sorte, que ce soit par les conséquences environnementales des mines de cuivre ou que sais-je encore qu'il y a comme matériau dans celui-ci, et c'est valable pour tout.
Il me semble que ce que nous disent ces artisans et ouvriers qui s'opposent aux grandes mules jennys et pas aux petites jennys, c'est que certaines empreintes fantômes sont tellement considérables qu'ils n'en veulent pas. Que certaines machines ont des empreintes fantômes si forte qu'ils ne désirent pas vivre avec. Que la petite jenny c'est une machine qui ne change pas tellement les modes d'organisation sociaux, qui peut permettre de conserver cette organisation rurale semi-autarcique mais intégrée dans des réseaux de sous-traitance à grande échelle de foyers qui produisent parfois même pour des destinations industrielles à terme. Par contre, la grande mule jenny, c'est une machine qui nécessite une concentration usinière dans une manufacture. Et ça, ça veut dire que son empreinte fantôme, elle dépasse la pure production textile, elle va jusqu'à l'organisation, les modes de vie ouvriers, la question de l'exode rural, qui se joue aussi puisque quand on va concentrer toutes ces grandes machines dans des grands entrepôts en périphérie des villes, eh bien c'est là-bas qu'on va en venir à trouver le travail, c'est là-bas qu'on va donc voir s'opérer ce qu'on appelle l'exode rural. Autrement dit, dans une machine comme la mule jenny, on a une conséquence à un certain niveau qui est de l'ordre de l'empreinte fantôme, on pourrait dire qui est l'exode rural - alors c'est pas la totalité de l'exode rural qui est produit par les mules jennys bien sûr, mais ça n'empêche que voilà : l'idée de l'empreinte fantôme, c'est bien cela, c'est de dire : il y a des choses qu'on a tendance à ne pas voir, à mettre de côté, et d'ailleurs on forme des gens à surtout ne pas regarder ça, apprendre à constituer des chaînes d'optimisation fonctionnelle pour résoudre un problème très spécifique sans du tout voir ce qu'il y a à côté et puis on se dit ah oui le tungstène c'est plus résistant, tiens on va prendre du tungstène et hop, roulez - là on voit, ce sont des façons de faire qui masquent totalement l'ensemble de l'empreinte fantôme. Il faudrait dans l'absolu être aussi formé·e à savoir tel matériau qu'on va utiliser, où c'est qu'on le trouve sur la planète, comment il est extrait, dans quel pays, avec quelles conditions sociales, politiques, économiques, comment est-ce qu'on peut obtenir cela, et là on le voit, l'empreinte fantôme à partir de ce moment-là, eh bien ça fait que ça pose beaucoup plus de questions aux techniques que le simple fait de savoir si ça marche ou si ça ne marche pas.
Extrait du discours à Agroparistech
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Nous nous adressons à celles et ceux qui doutent, que ce doute soit quotidien ou fugitif, à vous qui avez accepté un boulot parce qu'il faut bien une première expérience ; à vous, dont les proches travaillent à perpétuer le système et qui sentez le poids de leur regard sur vos choix professionnels ; à vous, qui assise derrière un bureau, regardez par la fenêtre en rêvant d'espace et de liberté ; vous qui prenez le TGV tous les week-ends en quête d'un bien-être jamais trouvé ; à vous qui sentez un malaise monter sans pouvoir le nommer, qui trouvez souvent que ce monde est fou, qui avez envie de faire quelque chose mais ne savez pas trop quoi, ou qui espériez changer les choses de l'intérieur et n'y croyez déjà plus. Nous voulons vous dire que vous n'êtes pas les seul·es à trouver qu'il y a quelque chose qui cloche. Car il y a vraiment quelque chose qui cloche.
Nous aussi, nous avons douté et nous doutons parfois encore. Mais nous refusons de servir ce système, nous avons décidé de chercher d'autres voies, de construire nos propres chemins.
Audrey
C'était le troisième extrait, donc, qui reprend l'appel à déserter des ingénieur·es d'Agroparistech qui, lors de leur remise de diplômes de cette année ont choisi de ne pas emprunter le chemin qui leur était tracé par défaut mais qui ont préféré bifurquer et pourraient bien réussir à réduire leur empreinte fantôme aussi même s'iels ne le formulent pas ainsi alors justement continuons, pouvons-nous nous servir de l'empreinte fantôme comme critère pour agir pour bifurquer ?
Stéphane
On va laisser Guillaume répondre à cette question, je voulais... je ne sais pas si tu le feras maintenant, mais je vais reciter les critères, un certain nombre de critères que tu avais posés pour évaluer en quelque sorte l'empreinte fantôme, j'ai pris plein de notes j'ai envie de répéter tout ce que tu as dit, je ne vais pas le faire mais je pense que peut-être le point le plus important en regard de la formation lownum qu'on est en train de faire, c'est peut-être cette idée de de démasquer en quelque sorte, c'est-à-dire que tu nous as, je pense, montré à plusieurs reprises qu'il y avait une tendance dans l'industrialisation, la mécanisation on va dire le high-tech au sens large, de lisser, cacher, invisibiliser, etc. et effectivement, il y a probablement une trajectoire dans la lowtechisation qui serait au contraire de remontrer, de montrer les coutures à la fois pour effectivement qu'on voie qu'il y a des coutures, qu'on puisse les refaire, qu'on comprenne qu'il y a des choses comme tu l'as dit qui sont cachées dans tous les actes techniques ; donc moi en tout cas ce que j'ai eu envie de faire de l'empreinte fantôme dans le cadre de la formation c'était justement de voir comment on pouvait s'en servir comme un outil qui sert à démasquer en quelque sorte pour assumer en quelque sorte les processus de conception. Alors j'avais noté quelques points, je te les livre, si tu veux rebondir tu le fais et sinon on y retravaillera en asynchrone dans le cadre de la formation, mais il y avait cette idée de est-ce que la machine laisse ou pas place, dans quelle mesure elle laisse ou pas place au savoir-faire individuant, quelles sont donc ses capacités d'appropriabilité, tout ça c'est des choses qui sont plutôt côté humain, individuation et donc on pourrait dire convivialité, les machines respectent la compatibilité avec les rythmes culturels tu l'as évoqué aussi, et puis peut-être des critères plutôt du côté soutenabilité environnement : quelles sont les matières travaillées par la machine quelle est la surface socio-environnementale qui lui est associée, etc. etc.
Voilà, juste pour te relancer Guillaume, la question qu'on se pose derrière cette idée d'empreinte fantôme c'est est-ce que, comme l'a introduit Audrey, on peut s'en servir, une fois qu'on en a pris conscience, pour dé-fantômiser en quelque sorte, alors soit au niveau individuel, pour faire des choix, des choix de mode de vie, et ou politiquement au sens où on pourrait s'en servir également pour alerter des dirigeant·es, des législateurs, etc. etc.
Guillaume
Alors alerter je ne sais pas et je pense que je vais peut-être nuancer ce que je vais dire dans un premier temps, mais je pense qu'il est intéressant de saisir à quel point la machine - donc les critères que tu as proposés font sens et sont intéressants, je ne suis pas du tout sûr qu'ils soient exhaustifs et je ne sais pas bien comment faire pour produire une liste exhaustive, mais en tout cas ce qui me semble intéressant, c'est de saisir que la machine ce n'est pas un artefact neutre qui va produire une opération mais qu'une machine recompose le monde, alors à la fois au niveau, je le disais, socialement etc. bien sûr mais je pense qu'il est intéressant de saisir, et c'est à ça que nous invite à mon sens aussi l'empreinte fantôme, que la machine recompose le monde, y compris dans son operativité même, ça veut dire quoi, ça veut dire qu'une machine ce n'est pas juste conserver le mode de fonctionnement existant et ajouter quelque chose qui l'accélérerait ou le ferait fonctionner un peu différemment, mais pour que ça fonctionne, on a besoin de recomposer radicalement le monde. C'est le principe même d'une machine et dès qu'on étudie historiquement un processus de mécanisation, on s'aperçoit que c'est toujours comme cela que ça se passe. On peut prendre l'exemple de la boulangerie, c'est ce que montre très bien Sigfried Giedion dans son ouvrage la mécanisation au pouvoir - Mecanisation takes command - qui date du milieu du vingtième siècle, et il montre bien qu'a partir du moment où on entreprend de mécaniser la boulangerie, en fait ça veut dire quoi, ça veut dire que puisque les machines elles ont - alors évidemment on peut dire qu'aujourd'hui avec l'IA, ça va être plus fluide et tout ce qu'on veut mais ça n'empêche que même aujourd'hui ces choses-là se jouent, donc je termine quand même mon exemple sur la boulangerie
eh bien Giedion il nous montre quoi, il nous dit que pour que les machines, puisqu'elles sont à un certain niveau relativement rigides - il faut que les choses rentrent par là où elles sont prévues d'entrer, qu'elles aient la texture qu'il est prévu qu'elles aient etc. et donc ça tolère beaucoup moins la variation, la variabilité.
Ce qui veut dire que les machines introduites en boulangerie, il prend le cas étasunien, eh bien vont nécessiter de mettre en place des cultures de certaines variétés de blé à plus grande échelle pour que le blé soit davantage conforme aux prérequis de la machine. Et de fil en aiguille, à force de faire évoluer les processus, la façon de fonctionner pour que cela soit en adéquation avec la machine, eh bien ce que nous montre Giedion, c'est qu'au final, ça revient à changer ce qu'est le pain. Le pain, ce n'est plus la même chose une fois que la boulangerie a été mécanisée, il n'a plus le même goût, il n'a plus les mêmes valeurs nutritives, on n'utilise plus les mêmes fractions des céréales et on doit réintroduire a posteriori un certain type de composés biologiques qu'on avait éliminés pour le fonctionnement des chaînes de mécanisation. Donc on le voit, une machine ce n'est pas juste le monde tel qu'il est et hop, on rajoute une machine pour faire comme avant, en réalité on recompose massivement le monde pour mettre en place des processus de mécanisation et on pourrait dire, comme je le disais à l'instant, qu'avec l'intelligence artificielle aujourd'hui et je ne sais quoi ça va changer, c'est très différent, mais pas du tout, c'est l'inverse qu'on observe, quand on met en place des robots de traite automatique dans les fermes, cela nécessite de recomposer la notion même de ce qu'on appelle une vache et ce n'est pas juste des manipulations génétiques, je cite ici trois chercheurs de l'institut Lasalle Beauvais, Marie-Asma Ben Othmen, Michel J.F. Dubois et Loïc Sauvée : brebis, vaches, truies ou ténébrions, les animaux dont le comportement est incompatible avec le fonctionnement des machines ou des dispositifs qui les entourent seront impitoyablement éliminés. Les machines sont théoriquement conçues pour les animaux mais l'évolution des animaux sélectionnés pour être toujours plus conformes aux objectifs du dispositif technique conduit à de nouvelles machines qui finissent par demander à nouveau une évolution des animaux. Donc on le voit en fait c'est un cercle permanent d'évolution, de mécanisation qui transforme le monde, qui à mesure nécessite une nouvelle mécanisation qui retransforme le monde, etc. etc. donc l'empreinte fantôme de la machine, elle est non seulement bien plus vaste que sa pure efficacité opératoire évidemment, mais elle est aussi, en quelque sorte, lovée sur elle-même, il y a des boucles temporelles d'empreinte fantôme, on pourrait dire. Ce qui fait que c'est très compliqué de vouloir penser les conséquences des machines et en tout cas il est absolument impossible de dire qu'une machine, ah non on va faire exactement comme avant, c'est juste qu'on a mis cette machine en plus. Ça, ça arrivera absolument jamais, dès lors qu'on va déployer la technique massivement eh bien ça va complètement, radicalement changer la donne recomposer le monde, qui lui-même va recomposer ces machines qui, etc. etc.
Après, je pense néanmoins, donc pour critiquer ce que je viens de dire, qu'il y a une dimension un petit peu irréaliste dans le concept, enfin non ce n'est pas le bon terme, mais un peu illusoire à imaginer que l'empreinte fantôme soit un concept qui fonctionne réellement dans le sens où je crois que ce qui fait qu'il y a technique, c'est précisément qu'on ne peut pas penser à l'empreinte fantôme. Il n'y a technique que dès lors que la technique est devenue une boîte noire. Même si je ne suis pas content, que ce soit le micro que j'ai en face de moi ou, vous ne le voyez pas évidemment à l'antenne mais par exemple le critérium, j'ai un critérium avec lequel je peux prendre des notes, eh bien ce critérium, même si je suis pas content du matériau dans lequel il est fait, en plastique etc., que je peux me poser des questions sur la chaîne de production du pétrole, le craquage et tout ce qu'on veut, eh bien au moment où je vais écrire avec ce stylo, je ne serai pas en train de penser tout ça. C'est-à-dire qu'au moment où j'utilise une technique, je ne peux pas être dans l'empreinte fantôme. Donc évidemment, on n'est pas des êtres totalement déterminés par ce que l'on fait, on est des êtres aussi de raison, on peut ajouter des couches de dimension politique, réflexive, tout ce qu'on veut sur ce que l'on fait, mais je pense que l'empreinte fantôme, elle a un côté militant nécessairement dans sa mobilisation, parce que, par défaut, quand on utilise une technique, elle devient une boîte noire. Même si on est l'ingénieur qui a présidé à la totalité du déploiement de la chaîne qui a abouti à réaliser tel dispositif, au moment où on se sert du dispositif il est devenu transparent à notre conscience ; même si je suis un ingénieur réseau télécom, tout ce qu'on veut, au moment où j'envoie un SMS, je suis dans le SMS que j'envoie, je ne suis pas dans la chaîne de traitement qui va derrière.
Et donc, de ce point de vue-là, la technique est par essence une sorte de boîte noire et donc parler d'empreinte fantôme ça a un côté un peu, non pas ridicule j'espère, mais en tout cas un peu excessif dans le sens où on ne peut pas réellement, je pense, mobiliser l'empreinte fantôme quand on se sert d'une technique : ça nécessite pour cela d'avoir un moment de réflexivité à côté des techniques pour décider ce que l'on va mettre en place. Mais inversement, puisque précisément on vit dans un monde où on a extrait tout un tas de processus techniques pour les produire de façon spécialisée en dehors de la vie quotidienne des gens, eh bien on devrait avoir des espaces où on pourrait mobiliser normalement l'empreinte fantôme pour discuter de ces questions.
Donc voilà : la technique est une boîte noire au moment où je me sers d'un objet, je ne l'ouvre pas, je ne le discute pas, mais néanmoins on a produit historiquement tout un tas de processus qui font qu'on devrait être en mesure de discuter socialement et politiquement des techniques que l'on veut utiliser et d'autres que l'on ne veut pas mobiliser.
Extrait du discours à Agroparistech
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Comment est-ce que ça a commencé ?
Nous avons rencontré des personnes qui luttaient et nous les avons suivies sur leurs terrains de lutte.
Iels nous ont fait voir l'envers des projets que nous aurions pu mener en tant qu'ingénieur·e. Je pense à Christina, et Emmanuel,
qui voient le béton couler sur leurs terres du plateau de Saclay.
Je pense à ce trou desséché, une compensation bien dérisoire à une mare pleine de tritons.
Ou encore à Nico qui voit de sa tour d'immeuble les jardins populaires de son enfance rasés pour la construction d'un écoquartier.
Ici et là, nous avons rencontré des personnes qui expérimentent d'autres modes de vie, qui se réapproprient des savoirs et des savoir-faire pour ne plus dépendre du monopole d'industries polluantes.
Des personnes qui comptent prendre leur territoire pour le vivre, pour vivre de lui sans l'épuiser, qui luttent activement contre des projets nuisibles, qui pratiquent au quotidien une écologie populaire, décoloniale et féministe. Qui retrouvent le temps de vivre bien et de prendre soin les unes les uns des autres.
Toutes ces rencontres nous ont inspiré·es pour imaginer nos propres voies.
Stéphane
Alors Guillaume, tu as conclu ta synthèse par la nécessité d'avoir des espaces pour justement, j'ai noté, des espaces de délibération, des espaces pour discuter des machines que l'on utiliserait ou pas, que l'on construirait ou pas, en fonction de leur empreinte fantôme,
le dernier point que je te propose de traiter c'est le lien entre cette question, disons qu'on pourrait dire que ça, ça ferait partie d'un espace lié à la lowtechisation et donc les liens entre lowtechisation, industrie et un mot qu'on n'a pas prononcé jusque-là : capitalisme, alors la question serait la suivante : est-ce que les choix industriels, donc au sens encore une fois du choix des machines que l'on construit, utilise, ferme, ou pas, peuvent s'exercer y compris dans un monde à dominante capitaliste, c'est-à-dire avec des machines qui appartiennent à des individus ou des groupes d'individus et dont l'objectif est de servir leurs intérêts. L'intérêt de ceux qui possèdent les machines, c'est de maximiser le développement de leur capital, c'est comme ça que cela fonctionne, et donc ce n'est pas le même que celui de ceux qui utilisent les machines, dont tu as parlé tout à l'heure avec les conséquences sociales associées, ou de ceux qui utilisent les produits des machines, c'est-à-dire les consommateurs, les citoyens, et donc on on a l'impression que ces différents groupes de personnes eh bien pourraient vouloir décider de quelle machine ils veulent ou non, peut-être les gens qui utilisent ces machines pour construire et les gens qui utilisent les produits des machines, et on a l'impression d'un antagonisme un peu originaire avec le principe même du capitalisme. Alors, dans le domaine du numérique, on le voit bien avec un sujet qui nous est cher par ailleurs celui des GAFAM, des géants du numérique, on voit bien que leur objectif à eux c'est de maximiser leur présence, leur impact, donc on pourrait dire incidemment, si je reprends tes termes, probablement leur empreinte fantôme, alors qu'on pourrait, nous, se dire, ben oui il y a des choses qui peuvent être intéressantes par exemple dans une partie de l'offre de Google qu'on pourrait vouloir utiliser sans que ça devienne totalement hégémonique. Je complète cette question avec une question qui a été posée par une des personnes qui participent à la formation, je pense que c'est un pseudo en tout cas je cite que son prénom qui est au obinou parce que le nom n'est pas prononçable par moi, donc cette question était : l'un des problèmes du numérique actuel est de reposer sur des approches industrielles alors que le lownum, la lowtechnicisation du numérique est à mon sens dans l'esprit de l'artisanat.
Alors moi j'ai tendance à penser, et je vais faire aussi un lien pour finir avec les différents extraits qu'on a entendus, mais j'ai tendance à penser que la lowtechnicisation doit adresser la dimension industrielle et doit adresser le monde des ingénieur·es. Je pense qu'il y a un enjeu à ne pas créer deux mondes, le monde industriel versus le monde artisanal. J'ai vraiment beaucoup apprécié le courage des jeunes ingénieur·es que l'on a entendu·es donc exprimer leur réaction vis-à-vis du monde qu'on leur demande de construire, donc vraiment enfin voilà, grosse appréciation pour ce qu'iels ont fait, mais avec un petit mais, qui est que si toustes les ingénieur·es conscientisé·es désertent en quelque sorte le domaine de l'ingénierie, eh bien dans ce cas-là ce domaine-là ne restera évidemment peuplé que par des ingénieur·es qui ne seraient pas conscientisé·es. L'objectif du lownum, je pense vraiment que c'est d'essayer de jouer cette carte-là, alors pourquoi, tout simplement parce que voilà, je l'ai peut-être déjà dit, donné la réponse, si jamais effectivement on coupe en quelque sorte le monde entre d'un côté, le monde industriel de l'autre, le monde artisanal, on sait qui va gagner à la fin il me semble que c'est assez clair, et puis également, et je termine vraiment là-dessus, mais il y a un autre aspect, c'est que dans l'âge des low-tech de Philippe Bihouix ce que j'ai cité plusieurs fois, il nous montre que même des objets qui paraissent très simples comme une chaîne de vélo par exemple, eh bien en fait dépendent d'une organisation industrielle donc quelque part, se séparer de l'industrie c'est se séparer de beaucoup beaucoup plus d'objets que ceux que l'on n'imagine et Guillaume je te rends la main si tu veux rebondir sur cette longue question sans question.
Guillaume
Merci Stéphane d'avoir précisé ta question, c'est vrai qu'elle était un peu courte au début mais après les deux précisions je vois tout à fait ce que je vais pouvoir dire.
Je pense que ce qui est important ces dernières années, c'est qu'on assiste à une réouverture d'un débat qui avait été en quelque sorte fermé historiquement, où pendant très longtemps, il y a des oppositions entre marxistes et libéraux si on veut prendre cette lecture-là, mais il y a un consensus généralisé sur l'industrialisation. La seule question qui se pose, c'est de savoir ce que l'on va faire des produits de l'industrie, éventuellement aussi à qui appartiennent les processus industriels, la fameuse possession des moyens de production chère aux marxistes, et en tout cas il y a un consensus sur le fait qu'il faut aller vers plus d'industrialisation. On n'est pas d'accord sur la façon de répartir les fruits de l'industrialisation, il y en a qui disent : il faut que soit privatisé, non public, non nationalisé, non je ne sais quoi, mais tout le monde est à peu près d'accord, tous bords politiques confondus, pour dire qu'il faut aller dans ce sens. Il me semble que ce qui est rouvert ces dernières années, c'est précisément la capacité de discuter de ça, donc c'est toutes proportions gardées, à moindre mesure, à ça que j'essaie de contribuer avec cette idée d'empreinte fantôme, le fait qu'on peut en revenir à discuter du bien-fondé du processus d'industrialisation. Et, de la même façon que ça ne veut pas dire que même si on vit dans un monde sans industrialisation, qu'il n'y a pas d'industrie, il y en a depuis l'antiquité au moins, on le sait, mais par contre on a, et on vit toujours dans un monde avec un très fort processus d'industrialisation. Et je pense que l'un des enjeux, c'est de trouver aussi des moyens d'enclencher des processus de désindustrialisation. On en a parlé avec Alexandre Monin dans les émissions précédentes, je dis on, je n'étais pas là, mais en tout cas, voilà, ça a été discuté, et je pense que c'est important d'avoir ça en tête, parce que historiquement, on n'a jamais vu un groupe dominant céder ses privilèges parce qu'il avait mauvaise conscience, les choses se passent toujours à un certain niveau avec des rapports de force. Et tu l'as très bien dit, Stéphane, l'intérêt des GAFAM, c'est pas du tout d'arrêter, ça c'est même l'inverse, Steve Jobs est transparent là-dessus, dans ses grands shows, discours, qu'il faisait, il était absolument transparent, il le disait : notre objectif, c'est de vous refourguer des choses que vous ne savez même pas qu'elles pourraient exister et que vous ne puissiez plus vous en passer. Donc là c'est très très net comme objectif, on ne sait même pas qu'il y a des choses qui existent et ils sont déjà en train de les développer et il va falloir qu'on ne puisse plus s'en passer. Donc ça c'est très net, il y a des intérêts extrêmement puissants qui visent, en effet, à nous mettre des choses entre les pattes et de faire que ça devienne impossible de s'en défaire. Alors, ce qui ne veut pas dire qu'on n'a jamais su historiquement discuter de choix techniques. En France, par exemple, on n'a pas le droit d'avoir un fusil d'assaut chez soi, on n'a pas le droit d'avoir un lance-missiles. Alors aux États-Unis on a éventuellement le droit d'avoir un fusil d'assaut, mais pas un lance-missiles, en tout cas, voilà, il y a eu des discussions, des choix de société qui ont été faits, on n'a pas le droit d'avoir un lance-missiles chez soi ; c'est quelque chose qui appartient aux forces armées, à l'État. On peut discuter de la constitution de l'État comme monopole de la violence légitime si on veut, mais ça n'empêche que, voilà, il y a eu des choix opérés et on a dit : les gens n'ont pas le droit d'avoir un lance-missiles chez eux. C'est pas juste la question du progrès qu'on n'arrête pas, je sais pas quoi, non non, il y a un choix qui a été opéré, on ne peut pas disposer d'un lance-missiles et de s'en servir si on en a envie et ça, c'est quelque chose qu'on prétend qu'on ne peut jamais faire et pourtant on le fait bien, à certains niveaux, on est capables de régler, de réglementer, de discuter et je ne dis pas que la réglementation est la solution à tout, mais on est capables d'avoir des discussions politiques sur un certain nombre de machines, de mécaniques, de processus et donc pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas le faire sur d'autres. Je pense que l'un des enjeux des luttes sociales actuelles c'est précisément cela, être capable d'intégrer dans le scope, dans le spectre, des différentes luttes, on parle beaucoup de convergence des luttes, on voit beaucoup de choses qui circulent à ce sujet-là, eh bien il me semble qu'il est important d'intégrer les questions techniques, technologiques et industrielles là-dedans, c'est même absolument absolument central.
On pourrait le dire, peut-être qu'à un certain niveau, l'enjeu c'est d'être en mesure de produire un monde technique qui ne nous aliène pas autant que celui dans lequel on est, où on n'a plus prise sur rien du tout. Ce qui ne veut pas dire qu'on va se passer tout, mais par contre ça veut, à mon sens, dire qu'il faut être en mesure de davantage pouvoir intervenir sur les techniques. Je suis pas non plus en train de vanter un monde où tout le monde sait tout faire, je pense que ce n'est pas possible, tout le monde ne pourra pas savoir fabriquer du vrai pain très bon, tout le monde ne pourra pas etc. etc., donc qu'il y ait certaines formes de spécialisation c'est sans doute, c'est absolument souhaitable, mais par contre, que cela atteigne le niveau contemporain où on ne peut plus rien démêler, on a atteint un niveau de complexité tel où je pense que, même au plus haut niveau des pouvoirs politiques, on est dans l'impuissance totale, la seule chose que savent faire les pouvoirs politiques aujourd'hui, c'est dépenser de l'argent pour financer des projets dont une grande partie se casseront la gueule et il y en a quelques-uns qui vont émerger sur le marché économique et ça permettra, comme ça, de continuer à faire avancer la machine.
Donc je pense que si on n'est pas en mesure de décomplexifier technologiquement le monde dans lequel on vit, on aura beaucoup de mal à reprendre prise sur celui-ci. Et pour ça, ça veut nécessairement dire en passer par des discussions politiques autour des machines, autour des techniques. Un bon exemple de cela, c'est ce qu'a pu faire l'atelier paysan où ils ont pris à bras le corps la question de la mécanisation. Ils ont d'ailleurs publié un livre là-dessus, sur la mécanisation agricole et ils montrent bien que c'est un impensé du développement de l'agriculture, historiquement, la mécanisation. Déjà, parce que réduire les coûts ça a permis, en fait, de financer tous les autres secteurs industriels, quand on voit au début du vingtième siècle et aujourd'hui le ratio du budget des ménages consacré à l'alimentation, alors aujourd'hui on trouve que six euros pour un kilo de tomates c'est cher, mais en réalité, quand on voit historiquement ce que c'est, c'est pas grand chose, s'il fallait vraiment payer les gens au juste prix avec des processus respectueux de l'environnement etc., ce ne serait pas du tout cher, ce qui veut dire qu'il faudrait repenser entièrement les budgets et ne pas dépenser six cents euros dans un smartphone pour pouvoir équilibrer sa fin de mois, par exemple. Donc ça, ce sont des choses que l'atelier paysan repense et notamment ce rapport aux machines, ils mettent le doigt sur des choses tout à fait nettes comme, voilà, le gouvernement sortant, qui d'ailleurs est plus ou moins rentrant aussi à l'heure actuelle, qui a participé à mettre en place des taxes sur les impôts, donc on paye moins d'impôts quand on est agriculteur si on investit dans des machines. Pas si on investit dans de la main-d'oeuvre humaine. Donc ça, ce sont des choix de société qui, à un certain niveau, sont du pilotage un peu au doigt mouillé, on sait pas trop ce que ça va faire mais voilà, on espère bien qu'on va retomber sur quelque chose de bankable au final, ça va rentrer dans un certain nombre d'industries qui vont pouvoir récupérer des sous avec ça, mais par contre, on ne va pas demander à embaucher de la main-d'oeuvre. Inversement, et ce n'est pas une idée que j'ai inventé du tout, c'est un étudiant qui avait proposé ça dans un de ses travaux, que je trouve extrêmement intelligent, plutôt qu'un service militaire, cet étudiant proposait un service agricole. Un service agricole obligatoire là, pour le coup, mixte, c'est pas pour les hommes ou pour les femmes, c'est pour tout le monde, qui serait une année à travailler dans l'agriculture, à quelque niveau que ce soit, et très certainement - alors déjà, il y a sans doute des gens qui découvriraient des vocations, plutôt que l'espèce de disparition de l'agriculture qu'on aperçoit aujourd'hui, puisque c'est l'un des objectifs que se donne l'atelier paysan : avoir un million de paysans, on n'est pas du tout là-dedans, on est à quelques centaines de milliers qui se battent en duel, on est a quatre cents mille je crois et ça va descendre à deux cents selon les objectifs actuels de la mécanisation, mais donc voilà : s'il y avait une forme de service agricole obligatoire que tout le monde était obligé, un jour ou l'autre, de mettre la main à la pâte sur cette question, non seulement des vocations seraient découvertes, mais tout le monde serait sensibilisé à ces questions-là. La question de la main-d'œuvre serait modifiée, le rapport aux machines aussi, bref, tout ça, là on voit, je ne dis pas que c'est la solution miracle du tout, mais ça fait partie des discussions politiques à avoir et les mouvements sociaux, à mon sens, doivent prendre au sérieux cette question-là. Puisque, inversement, il me semble que aujourd'hui on est dans une course à la complexité et la complexité technologique, c'est le lieu de l'impuissance. Je pense que c'est le lieu où on ne peut plus rien faire d'autre que gérer l'existant au mieux avec de plus en plus d'indicateurs chiffrés, de plus en plus complexes, qu'on ne sait même plus lire donc on a besoin d'algorithmes pour pouvoir les saisir et on a besoin de machines qui vont faire ça à notre place et évidemment tout ça ça s'enchaîne et ça s'emboîte très très précisément, donc il me semble qu'il y a un enjeu de décomplexification pour reprendre du pouvoir, pour ne plus être dans l'impuissance. Si on voulait le formuler, on pourrait dire que le pouvoir politique aujourd'hui, c'est du pouvoir gestionnaire qui est dans l'impuissance totale.
Ce n'est pas pour dire qu'un tel ou une telle est mieux qu'un·e autre, voilà, au contraire, je pense que tout le monde, tous bords politiques confondus, est dans cette impuissance aujourd'hui.
Extrait du discours à Agroparistech
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Vous craignez de faire un pas de côté parce qu'il ne ferait pas bien sur votre cv de vous éloigner de votre famille et de votre réseau, de vous priver de la reconnaissance que vous voudrez, une carrière d'ingé agro, mais quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique, un salaire qui permet de prendre l'avion, un emprunt sur trente ans pour un pavillon, même pas cinq semaines pour souffler par an dans un gîte insolite, un SUV électrique, un fairphone et une carte de fidélité à la Biocoop et puis un burn out à quarante ans ? Ne perdons pas notre temps et surtout ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous. Désertons avant d'être coincé·es par des obligations financières.
N'attendons pas que nos mômes nous demandent des sous pour faire du shopping dans le métavers parce que nous aurons manqué de temps pour les faire rêver à autre chose. N'attendons pas d'être incapables d'autre chose qu'une pseudo reconversion dans le même taf mais repeint en vert. N'attendons pas le douzième rapport du Giec qui démontrera que les États et les multinationales n'ont jamais rien fait d'autre qu'aggraver les problèmes et qui placera ses derniers espoirs dans les soulèvements et les révoltes populaires. Vous pouvez bifurquer maintenant.
Audrey
L'appel à déserter des ingénieur·es d'Agroparistech émis lors de la remise des diplômes de cette année que vous avez entendu en plusieurs extraits au cours de cette émission, c'est à retrouver sur l'instance PeerTube aperi.tube, la vidéo d'origine a été publiée sur YouTube le 10 mai par apt alumni et donc si vous souhaitez contacter ces ingénieurs agro qui bifurquent vous pouvez leur envoyer un mail à l'adresse agros.bifurquent at protonmail.com Merci beaucoup Guillaume pour cette présentation très très riche du concept d'empreinte fantôme entre autres, on vous invite à poursuivre avec vous les discussions sur ce sujet sur mastodon et sur peertube en utilisant le tag lownum et puis on se retrouve mardi prochain à la même heure sur Graf'Hit et en live sur tube.picasoft.net pour un cours-émission sur le développement logiciel et informatique soutenable ce sera avec Benjamin Lussier et puis bien sûr, si vous voyez une empreinte fantôme proche de chez vous, vous savez qui appeler.