Récits dominants et imaginaires

FondamentalLes mythes structurent le réel

Notre société repose sur un ensemble de mythes fondateurs, largement acceptés, qui naturalisent des constructions sociales alors considérées comme indéboulonnables.

Maurice Gaudelier, qui a côtoyé les Baruya de Nouvelle-Guinée, montre ainsi que leurs mythes fondateurs font apparaître les enjeux associés au pouvoir : pouvoir de gouverner les personnes, de contrôler l'accès aux dieux et aux moyens de destruction (armes), de productions (outils), d'échange (monnaie, biens précieux) et aux conditions de subsistance. La mythologie façonne le social et donne une cohésion à un univers qui peut sembler, aux yeux d'un observateur extérieur, profondément irrationnel.

Carnino, 2015[1], p. 258

ExempleMythbusters

Dans un ouvrage faisant la synthèse des travaux en archéologie et en anthropologie, Graeber et Wengrow montrent que la plupart des mythes fondateurs de notre civilisation sont erronés.

Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résumaient pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entraîné l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires.

Graeber et Wengrow, 2021[2]

ExempleLe mythe du troc

[L'histoire de la monnaie] est devenue, aux yeux de la plupart des gens, du simple bon sens. Nous l’enseignons aux enfants dans les manuels scolaires et les musées. Tout le monde la connaît. « Autrefois, on faisait du troc. C’était difficile. Donc on a inventé la monnaie. Et plus tard il y a eu le développement de la banque et du crédit. » Tout cela constitue une progression parfaitement simple et directe, un processus d’affinement et d’abstraction croissants qui a porté l’humanité, logiquement et inexorablement, du troc préhistorique des défenses de mammouth aux marchés boursiers, fonds spéculatifs et dérivés titrisés. [Pourtant], « aucun exemple d’économie de troc n’a jamais été décrit, sans parler d’en faire émerger la monnaie ; toute la recherche ethnographique existante suggère qu’il n’y en a jamais eu ».

Graeber, 2013[3]

ExempleScience, progrès, félicité

Carnino montre que l'apparition de « la » science est contemporaine et ne s'inscrit pas du tout dans l'histoire linéaire d'un progrès technique continu et abstrait visant à résoudre les problèmes de l'humanité.

À la lueur des avancées récentes de l'histoire sociale et culturelle des sciences, il n'est aujourd'hui guère possible de continuer à penser la science comme un univers étanche et clos, qui flotterait au-dessus ou au-delà du social. Non seulement la science n'apparaît jamais concrètement comme une pure entremise de connaissances qui serait parfois infléchie ou détournée par des biais extérieurs, mais même la science la plus « pure », celle qui trône au panthéon du savoir rationnel, alimente ses réflexions grâce à la religion, l'industrie, la politique, l'économie et la technique (p. 11)

La figure de l'inventeur martyre se popularise. Dans « L'inventeur » (1867), le journaliste et économiste Yves Guyot écrit :

L'invention détruira l'effort et donnera la satisfaction ; les intérêts opposés deviendront harmoniques ; à l'utilité onéreuse succédera l'utilité gratuite. C'est la machine qui détruira l'esclavage, ce sera elle qui détruira le prolétariat. Là est la loi du progrès. (p. 217)

À la fin de ce processus de naturalisation, « toute résistance apparaît désormais comme une crispation futile engendrée par l'aveuglement obscurantiste de privilégiés jaloux de leurs prérogatives » (p. 220).

La « science » - pour autant que l'on ait correctement défini le terme - est tellement puissante qu'elle est exclue du débat public et constitue la fin de l'Histoire.

Ainsi, l'industrialisation du monde, fondée par et sur la science, se trouve désormais exclue, en droit, des choix démocratiques. Découlant par principe du progrès des connaissances humaines, l'industrie est naturalisée au point d'être soustraite à la discussion politique (p. 261)

Véritable clef de voûte et pierre d'angle, la science - dont les définitions, nécessairement floues, varient - constitue dès lors l'horizon terminal de l'univers contemporain ; la divinité donnait un sens à la finitude de l'existence et du monde ; la science garantit désormais la cohérence du progrès perpétuel et de l'univers infini - et engendre l'illusion d'une croissance illimitée possible et souhaitable (p. 264)